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priétés et les constructions qui forment le patrimoine de la petite noblesse et des odnodvortzi, ainsi que les terres des personnes d’autres conditions qui seraient dans les rangs des rebelles ou qui les favoriseraient de quelque manière, soient, avec tout ce qui s’y trouve, mises à la disposition des paysans appartenant à l’état ou temporairement obligées... Votre excellence veillera à ce qu’après avoir rassemblé les paysans l’ordonnance ci-dessus leur soit lue, et qu’on leur déclare que, connaissant leur attachement pour sa majesté impériale, je leur confie la mission de contenir la noblesse turbulente;... » Si les jacqueries n’ont pas été plus complètes, si les paysans lithuaniens ont refusé d’écouter ces tristes suggestions, ce n’est donc pas la faute de Mouravief, qui se montre grand socialiste ou grand Russe, comme on le voudra. Et à quel moment s’exercent ces violences sur toute une population, sur l’élite d’une société? C’est lorsque des négociations se poursuivent, lorsque les puissances européennes manifestent leur intérêt pour la nation polonaise. Les actes de Mouravief, voilà le commentaire des dépêches du prince Gortchakof. C’est la réponse à l’Europe, qui s’intéresse à la Pologne, et à la Pologne, qui se tourne vers l’Occident.

S’il y a donc un révolutionnaire dans cette lutte, ce n’est pas la Pologne, c’est la Russie, qui donne en ce moment des exemples qu’aucune démagogie triomphante et spoliatrice ne saurait surpasser. Dans le fond, aux yeux de la politique moscovite, le crime de la Pologne, ce n’est pas de pactiser avec la révolution, c’est d’exister d’abord, c’est en outre d’être l’alliée de l’Occident, de résister à toute assimilation russe, d’opposer par son génie et son héroïsme une infranchissable barrière à tous les projets de domination. Et qu’on ne s’y trompe point : il y a un fait malheureusement trop certain sur lequel il n’y a point d’illusion à nourrir, c’est que, sauf quelques exceptions, tous les Russes ont la même pensée. Libéraux et vieux moscovites se confondent ici, ou, pour mieux dire, le libéralisme se tait sur ce point. Un des libéraux russes les plus éminens, M. Katkof lui-même, est un des plus ardens contre l’insurrection polonaise. Un homme que je crois modéré écrivait, il n’y a pas longtemps, dans le Journal de Saint-Petersbourg en me répondant à moi-même : « L’immense faute de la Pologne a été, elle est encore de chercher un point d’appui à l’Occident. « Il se publie à Dresde un recueil qui s’appelle la Chronique, et que rédige un grand seigneur russe, le prince Lvof. Que disait-il récemment en s’adressant aux Polonais? « Amis et frères de sang, devenons franchement cosaques et révolutionnaires! Ruons-nous ensemble sur cet Occident pourri ! Substituons-lui un monde slave à la tête duquel se placera la Russie et son tsar. Nous nous égorgeons, nous nous massacrons, il est vrai, mais nous sommes frères, tandis que la France et l’Angleterre, voilà des amis perfides, qui ne plaident l’armistice, peut-être même votre réintégration politique, que dans des vues tout intéressées! Elles vous sacrifieront toujours, dès que la gloriole de la première et l’esprit mercantile de la seconde seront satisfaits. Soit maudite l’heure où vous vous laisserez prendre à l’insinuation de devenir une Pologne à la française ou à l’anglaise! » Ainsi dans la diversité même des expressions perce ce sentiment de méfiance ou de haine contre l’Occident, sentiment qui n’en indique pas moins à l’Europe ce que peut être pour elle une Pologne libre, reconstituée dans des conditions de