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grands projets et en faisait confidence, n’était-ce pas sous le nom d’anciennes provinces polonaises qu’il désignait cette partie de son empire, et n’est-ce pas à ce titre qu’il y excitait l’espoir et l’enthousiasme national?

Laissons pour un moment de côté les contrats internationaux sur lesquels sont fondés les droits récens de l’empereur de Russie comme roi de Pologne, ne recherchons point la façon dont h; gouvernement russe a entendu et pratiqué les obligations qui lui étaient imposées par ces contrats; plaçons-nous au point de vue politique le plus général, au point de vue de l’histoire. Le vrai titre d’un pouvoir quelconque n’est pas, aux yeux de l’opinion publique et de l’histoire, dans la lettre des traités; il est dans le succès avec lequel ce pouvoir exerce ses fonctions de gouvernement. Quelles que soient les objections qui se puissent élever contre l’origine d’un pouvoir, il vient infailliblement un jour où les objections perdent leur force et s’évanouissent : c’est lorsque ce pouvoir a rempli heureusement le mandat qu’il s’est donné, a fait tourner son ascendant au profit des intérêts dont il a pris la conduite, où il a en quelque sorte effacé par les résultats de sa domination les souvenirs douloureux de son établissement primitif. Ah ! si la Russie pouvait montrer à l’Europe qu’elle a rendu service à la Pologne en la spoliant il y a un siècle, qu’elle a accéléré le développement intellectuel, moral et matériel des populations polonaises, qu’elle a initié les Polonais à une vie politique supérieure à celle qu’ils eussent été capables d’atteindre par eux-mêmes, qu’en leur faisant violence elle les a entraînés dans une sphère de civilisation plus élevée dont ils n’ont plus qu’à recueillir les bienfaits, — les Polonais ne se soulèveraient pas plus contre elle que nos Bretons, nos Provençaux, nos Alsaciens ne songent à se soulever contre la France, ou même que les Irlandais ne pensent à s’insurger contre l’Angleterre. La Russie aurait attiré vers elle et absorbé tout ce qu’il y a en Pologne d’intelligence, d’activité et de vie; elle n’aurait point à chicaner avec l’Europe sur l’interprétation d’un traité. Mais il est impossible à l’arrogance russe de monter au-dessus de l’humiliation accablante que la situation actuelle de la Pologne lui inflige. Le gouvernement russe n’a point réussi à justifier par la pratique le pouvoir dont il s’est emparé par la ruse et la violence. Cent ans ne lui ont point suffi pour s’attacher les provinces polonaises qu’il a prises au démembrement de 1772; cinquante ans ne lui ont point suffi pour s’attacher le royaume de Pologne de 1815. L’état actuel de la Pologne prouve, devant la conscience de l’Europe et devant l’histoire, que la civilisation russe est inférieure à la civilisation polonaise, que c’est pour cette raison qu’elle n’a rien pu gagner sur la Pologne par les moyens moraux, que c’est pour cette raison qu’aujourd’hui comme au premier jour elle ne peut faire durer pour la Pologne le supplice d’une union contre nature que par l’abus de la force.

Ainsi se pose aujourd’hui la question de Pologne au-dessus des régions de la politique officielle. Politiques utilitaires, nous disons à la Russie : « Vous avez été pour la Pologne un gouvernement incapable. » Politiques