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Oria. Pendant les deux dernières semaines, il lui devint impossible de quitter le lit que nous lui avions dressa dans le coin le mieux abrité de la chambre. Quand elle avait besoin d’être soulevée, ce qui lui arrivait très souvent, elle ne voulait être aidée de personne, si ce n’est de moi, et m’appelait alors par le nom de cariwá (homme blanc), le seul mot de tupi qu’elle parût connaître. C’était vraiment une chose émouvante de l’entendre, ainsi couchée, répéter pendant des heures entières les couplets qu’elle avait appris à réciter avec ses compagnes dans son village natal, phrases en très petit nombre qui se répètent sur un rhythme accentué, se rapportant toutes à des objets, à des incidens qui lui rappelaient la sauvage existence de sa tribu. Nous lui fîmes donner le baptême avant qu’elle mourût, et alors, nonobstant l’opposition des gros bonnets d’Éga, j’insistai pour qu’elle fût enterrée avec les mêmes honneurs qu’on accorde aux enfans des blancs, c’est-à-dire comme un « anjinhô » (petit ange), suivant l’aimable coutume de ce pays catholique. Nous enveloppâmes le corps dans une robe de fin calicot, nous croisâmes sur la poitrine de la jeune morte ses mains, où nous avions placé une palma de fleurs pareille à la couronne dont nous avions ceint sa tête pâle,..

« Il meurt à Éga ou sur la route des vingtaines de ces malheureux enfans, placés dans les mêmes conditions que notre pauvre Oria; mais en général, durant leur maladie, on ne prend d’eux aucune espèce de soins : ce sont les captifs faits dans le cours de ces implacables razzias qu’une section de la tribu des Miránhas pratique sur le territoire de l’autre, et qu’on épargne pour les vendre aux trafiquans d’Éga. Comme il paraît hors de doute que les Miránhas sont cannibales, l’achat des captifs les soustrait probablement à un sort encore pire; mais le débouché qu’ils trouvent à Éga opère directement contre eux, en ce qu’il stimule l’avidité des chefs, à qui reviennent tous les profits de ces expéditions meurtrières

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« Beaucoup des Indiens d’Éga, y compris tous les domestiques, nous dit encore M. Bates, sont des sauvages amenés des rivières voisines, la Japurá, l’Issá et le Solimöens. J’y ai vu des individus d’au moins seize tribus différentes, achetés, pour la plupart tout enfans, aux chefs indigènes. Cette espèce de traite, bien que prohibée par la loi du Brésil, se fait avec la connivence des autorités, parce que sans elle il n’existerait aucun moyen de se procurer des serviteurs. Une fois arrivés à l’âge d’homme, ces Indiens redeviennent tous maîtres d’eux-mêmes, et ne manifestent pas le plus léger désir de retourner à la vie sauvage; mais les petits garçons sont généralement sujets à s’évader pour s’embarquer sur les canots des trafiquans, et les jeunes filles ont souvent fort à se plaindre de leurs maîtresses, ces femmes du Brésil dont l’éducation presque nulle ne contient pas les instincts passionnés et jaloux. Presque toutes les dissensions qui s’élèvent entre les résidans européens, soit à Éga, soit ailleurs, ont pour cause des disputes survenues à propos des domestiques indiens. Quiconque n’a jamais vécu que dans les pays d’origine ancienne, et complètement organisés, où le service personnel est une industrie courante, ne saurait se figurer les difficultés et les ennuis qu’on rencontre là où la classe servile ignore la va-