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portant chacun un ballot sur la tête est la réponse la plus éloquente qu’on puisse faire. Ces malheureux sont une vingtaine pour faire la besogne qu’un ouvrier européen accomplirait avec sa voiture et son cheval ; mais à quoi bon de si simples moyens de transport quand on a des noirs à sa disposition ?

Le nègre n’est pas seul à exciter votre étonnement : si vous vous promenez sur le port, vous rencontrerez bientôt un autre personnage qui n’est pas sans quelque analogie de mœurs et de couleur avec l’ilote africain, et qui ne frappera pas moins votre attention : c’est l’urubu. Le pays vénère dans cet oiseau l’instrument visible de saint Antoine, patron responsable de l’hygiène publique, et beaucoup de gens placent même le lieutenant au-dessus du chef. Dans cette terre de Dieu, comme l’appellent les Brésiliens, l’homme, j’entends le blanc, n’a qu’à se croiser les bras ; tout lui vient du ciel. À quoi bon dès lors créer des corps de cantonniers et de fossoyeurs ? L’urubu en tient lieu et ne nécessite aucun frais : c’est tout profit. Qu’est-ce donc que l’urubu ? C’est un bipède ailé de la famille des vautours (coragyps urubu), plus gros qu’un corbeau, assez mal empenné, noir, puant, vermineux. Ses fonctions municipales le rendent aussi sacré aux Brésiliens que l’ibis ou l’ichneumon l’était jadis chez les riverains du Nil. Ce qui se passe à Pernambuco ou à Rio-Janeiro explique parfaitement ce qui avait lieu à Thèbes et à Memphis. Tout animal qui détruisait les sauterelles ou les œufs de crocodile, les deux fléaux de l’Égypte, se voyait choyé, caressé, soigneusement entretenu : c’était un sauveur, un dieu. Pareille fortune est arrivée à l’urubu.

Dès qu’on traverse une rue ou un chemin du Brésil, on ne tarde pas à être suffoqué par des émanations pestilentielles. Bientôt l’on aperçoit un noir escadron ailé, tourbillonnant autour d’une mule en putréfaction. Ce sont les agens de la salubrité publique en besogne. lis ont tellement conscience de remplir un devoir, qu’ils ne semblent pas s’apercevoir de l’approche de l’homme et se laissent tranquillement examiner d’assez près. Vous les voyez s’abattre tour à tour sur la carcasse, s’y cramponner de leurs serres et de leurs mandibules, en retirer des lambeaux sans nom, et s’écarter un peu pour les dépecer tout à l’aise, pendant que d’autres prennent leur place. Ce mouvement de va-et-vient continue jusqu’à ce que les os aient été entièrement dénudés. Pas de cris, pas de disputes ; tout se passe en ordre, comme il convient dans une troupe disciplinée ; la curée faite, pour secouer l’atmosphère de vermine et de putréfaction qui les enveloppe, le soleil et quelques coups d’aile suffisent, et ils vont faire la sieste ou continuer leur repas ailleurs, si le premier leur paraît insuffisant.