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tristesse infinie, une dévotion larmoyante et peureuse règnent dans ses Rimes sacrées, dévotion qui a je ne sais quoi de tendu, de contraint, et où l’on sent l’effort d’une âme qui se violente elle-même et qui croit parce qu’elle veut croire.

Dans le Torrismondo, Rosemonde s’écrie que les joies de cette terre sont un abîme d’impureté et de boue. « Heureux qui peut traverser cette vie immonde sans se souiller de sa fange ! » Dans le poème de la Création, la philosophie et la sagesse antiques sont outragées et couvertes d’opprobre. « Loin de moi, dit le poète, les mensonges de la Grèce, nuit profonde qui aveugle l’âme ! Loin de moi l’Académie et le Lycée et les erreurs de la ténébreuse Égypte ! » Renaissance, votre enfant vous crie anathème !

Et que dire de la seconde Jérusalem, dédiée au cardinal Cinthio et au pape Clément VIII ?

Les jésuites avaient réduit toute la poésie au genre didactique, et le genre didactique au genre édifiant. Du bel esprit de collège parfumé de dévotion, voilà ce qui enlevait tous leurs suffrages. Dans sa Jérusalem conquise, le Tasse prêche sans cesse. Lisez son Jugement sur son nouveau poème (Giudizio sovra la Gerusalemme di T. Tasso da lui medesimo riformata), vous verrez qu’il se vante de n’y avoir rien laissé à la vanité (a la vanità), et d’avoir su donner aux plus petits détails un sens occulte et mystérieux. Il a prodigué les allégories, il en emprunte à saint Basile, à saint Thomas, à saint Bernard, à saint Cyprien, à saint Grégoire, à saint Jérôme, et il a eu soin de consacrer un chant tout entier à la description du paradis ; comme on peut croire, il assigne des places d’honneur parmi les élus aux papes rigoristes et à toutes les petites seigneuries italiennes dont il voulait capter les bonnes grâces. Le paradis du Tasse porte le cachet de ce sensualisme mystique qui est propre à la dévotion des jésuites, et il est décoré dans ce style froid et contourné qui distingue leur architecture ; c’est un paradis de marbre, de jaspe et d’améthyste, avec force rubans et pompons de pierre entremêlés d’angelots bouffis voletant sur des nuages en tire-bouchons et de gloires en bronze doré. Allez voir à l’église du Gesù l’autel de saint Ignace, d’un goût si riche et si maniéré, qui se recommande surtout à l’admiration par un Père éternel tenant dans sa main le plus gros morceau connu de lapis-lazuli… Voilà le paradis du Tasse !

Qu’est devenu cet enthousiasme chevaleresque qui était comme l’âme de la Jérusalem délivrée ? C’en est fait ! Adieu cette ardeur de vivre et de sentir, cet esprit de joie que le poète amoureux de son œuvre communiquait à toute sa création. Quelle pénitence l’église fait subir à son génie ! Cette muse tour à tour si humaine et si ce-