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testines. La situation du Tasse devenait de jour en jour plus perplexe. C’était le moment où ses amis de cour, se faisant une arme de ses négociations imprudentes avec les Médicis, cabalaient à l’envi contre lui. Alphonse, dont il avait perdu la confiance, s’inquiétait de le voir ajourner sans cesse la publication de la Jérusalem ; il le soupçonnait de coupables arrière-pensées, il le pressait impérieusement de remplir enfin sa promesse ; Léonore, Lucrèce, joignaient leurs obsessions à celles du duc. N’osant leur confier le secret de ses inexplicables lenteurs, le Tasse s’ingéniait à inventer des défaites, car il lui importait que personne à Ferrare ne se doutât de ses inquiétudes, ni des difficultés qu’il avait rencontrées à Rome, et à plusieurs reprises il avait supplié instamment Gonzague d’observer à ce sujet la plus sévère discrétion. Un jour, ô surprise ! il entend répéter par un courtisan l’une des objections de ses censeurs romains. Ce fut pour lui comme un coup de foudre. Il s’inquiète, il s’enquiert, il découvre qu’en son absence on a ouvert avec de fausses clés la cassette où il renfermait ses correspondances. De ce moment il n’est plus maître de lui, il ne voit partout qu’embûches et trahisons ; son âme, toujours dans le trouble, toujours livrée à un tumulte orageux, ne se connaît plus. Le 13 janvier 1577 il écrit à Gonzague : « Je ne peux plus vivre ni écrire… Il me roule dans l’esprit un je ne sais quoi, — non posso vivere, ne scrivere. Mi si volge un non so che per l’animo. »

Dans son exaltation toujours croissante, il se persuade que ses ennemis l’ont dénoncé à l’inquisition. Ses soupçons étaient-ils sans fondement ? À cette époque, de telles négociations n’étaient pas rares ; c’était un moyen commode et très goûté de perdre un ennemi. Il s’en va trouver l’inquisiteur de Bologne. Égaré par la douleur, il se reconnaît coupable devant l’église, il se confesse de tous les doutes qu’il avait conçus autrefois, il s’accuse d’avoir tenu des propos trop libres, il se charge de fautes imaginaires. L’inquisiteur le renvoie absous ; mais cette absolution ne lui suffit pas. Il supplie qu’on lui fasse son procès, qu’on le confronte avec ses accusateurs. Le 17 juin de la même année, le résident de Toscane à Ferrare Maffeo Veniero écrivait au grand-duc François : « Le Tasse est atteint d’une maladie d’esprit toute particulière ; il est tourmenté par la persuasion de s’être rendu coupable d’hérésie et par la crainte qu’on ne l’empoisonne,… cas digne de pitié, vu son mérite et ses grandes qualités. » Cette triste affaire dut causer un sensible déplaisir au duc Alphonse. La politique lui défendait de fournir aucun aliment à la malveillance de la cour de Rome, avide de s’enrichir de ses dépouilles. À son avènement, il avait dû renvoyer en France sa mère Renée, dont l’attachement aux doctrines de Calvin avait fait