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rage, fut néanmoins très incontinent et désireux outre mesure des embrassemens des Sarrasines. Il est écrit pareillement qu’Odoard, baron anglais, passa en terre sainte accompagné de sa femme, qu’il aimait tendrement, et qu’ils y moururent ensemble… Maintenant que j’embellisse ces amours et que j’en ajoute d’autres, cela doit être toléré par qui tolère la poésie, car exagérer, orner, inventer est le partage des poètes, et j’ai d’autant plus droit à l’indulgence que, si nous en croyons les historiens, beaucoup de ces princes ne se rendirent pas seulement coupables d’incontinence, mais de méchanceté et de cruauté, et si, au lieu de raconter leurs injustices, leurs rapines, leurs fraudes, leurs trahisons, je ne peins que leurs amours et leurs emportemens, peut-on m’accuser d’avoir voulu déshonorer leur mémoire ou obscurcir leur renommée ?… »

Paroles perdues ! À tous ces raisonnemens, Silvio opposait cette douceur tenace, cette opiniâtreté bénigne, cet entêtement d’agneau qui est la puissance de certains hommes d’église. Le 24 avril de la même année, le Tasse écrit à Gonzague : « Par la lettre que j’ai reçue de…, j’ai pu me convaincre que mes longs raisonnemens ont été en pure perte ; tout ce que j’y ai gagné, c’est qu’il me tient pour un docte, ce dont je n’avais cure ; mais je n’ai pas obtenu ce que je désirais, car il déclare persister dans ses premiers sentimens et avoir tout dit en conscience. Je suis assuré de pouvoir faire imprimer mon poème à Venise et en Lombardie avec l’autorisation de l’inquisiteur, sans y faire d’autre changement que de retoucher quelques expressions ; mais je suis épouvanté par l’exemple de Sigonius, qui se fit imprimer avec la licence de l’inquisiteur, et cette licence lui fut ensuite retirée. Je suis épouvanté aussi de ce qui arriva à Muzio, à ce que m’a conté Borghesi. Je suis épouvanté de la sévérité de…, m’imaginant que ses pareils sont nombreux à Rome.» Et plus loin : « Je reconnais avoir fait une faute en faisant examiner mon poème à Rome… Je prie du moins votre seigneurie d’éviter toute occasion nouvelle de le montrer ou d’en parler… Par-dessus tout, qu’elle persuade à… que j’écouterai ses scrupules. Et certainement je ne conserverai aucune des expressions qui le choquent le plus. J’accommoderai à son goût l’invention du magicien naturel. (En effet le Tasse eut la précaution de le faire convertir et baptiser par Pierre l’Ermite.) Je retrancherai des chants IVe et XVIe les stances qui lui paraissent les plus libres, bien qu’elles soient les plus belles, et pour qu’elles ne soient pas tout à fait perdues, je ferai imprimer à double ces deux chants. À dix ou quinze de mes protecteurs les plus chers, je les donnerai en leur entier ; aux autres je les donnerai tronqués, comme l’exige la nécessité des temps, come comanda la necessità de’ tempi. » Et il ajoute encore : « Messer Flaminio re-