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attachée au flanc de celui qu’elle aime, et d’un seul destin dépendent ces deux vies. » Si pures que vous soyez, flammes terrestres, osez-vous bien échauffer de vos ardeurs deux âmes où Dieu seul doit régner ? Et quel Dieu ? Le Dieu des inquisiteurs, ce Dieu jaloux à qui tout fait ombrage, ce Dieu qui, pareil à Moloch, demande à ses créatures de lui donner leur cœur à dévorer !… Enfin Silvio réprouve formellement le magicien naturel, et sa baguette, et sa grotte, et ses enchantemens, et la divine inconnue qui conduit Ubald à la recherche de Renaud. Ce surnaturel humain, cette magie blanche, le choquent : Dieu seul et le diable ont le droit d’opérer des miracles. Aussi bien, quand le Tasse met en scène les puissances diaboliques, il ne les rend pas assez haïssables. Armide a trop de charmes, les sirènes de la fontaine du Rire ont des accens trop persuasifs… En vain le Tasse alléguerait que les sirènes ont reçu les séductions en partage, que si les Armides n’avaient point de charmes, personne ne succomberait à leurs pièges ; que s’il a peint Renaud subissant pour un temps un esclavage honteux, et brisant ses fers par un effort héroïque de sa volonté, un tel spectacle est digne de toucher les grands cœurs ; que s’il a donné à une magicienne impie une âme capable d’aimer, c’est que cela s’est vu, et qu’il ne faut pas calomnier la nature humaine, toujours mêlée de bien et de mal ; que d’ailleurs c’est le propre de la poésie d’ennoblir tout ce qu’elle touche ; que des scènes de volupté sans amour seraient un tableau repoussant ; que les poètes qui l’ont précédé se sont arrogé de bien autres libertés ; que cependant le Pulci a été chanoine, que Léon X n’a point fait difficulté d’accorder un privilège d’impression à l’Arioste… De telles raisons font sourire Silvio ; il a réponse à tout : il s’applique à faire comprendre au Tasse que les temps sont bien changés, et que sous Grégoire XIII la poésie ne doit pas se soucier de parler au cœur et à l’esprit, mais d’édifier les hommes d’église. « Je voudrais, lui écrivait-il, que vous ne visiez pas tant à être lu par les gens du monde que par les religieux et les nonnes, desiderarebbe che’l poema fosse letto non tanto da cavalieri quanto da religiosi e da monache. »

Les censures de Silvio causèrent d’abord au Tasse plus de surprise que d’inquiétude. Il tâcha de se faire illusion, de se persuader qu’il pouvait en appeler d’un jugement si rigoureux. Il était dans sa nature de se dérober à ce qui le chagrinait jusqu’à ce que, violemment étreinte par le sentiment de la réalité, son âme se laissât aller au plus profond abattement. Son dépit s’évapore en plaisanteries, en sarcasmes ; il traite Silvio de poétereau (poetino), de bigot, d’ambitieux qui affecte une sévérité outrée pour devenir plus sûrement évêque ou cardinal. « On voit bien, écrit-il à son ami Luca