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rine ; un baromètre à droite et un thermomètre à gauche complétaient ce trophée, qui n’avait aucune prétention à l’effet pittoresque.

Notre hôte fit les honneurs de son logis avec une politesse extrême. Il nous offrit des cigares et des cigarettes, fit apporter du vin, de l’eau-de-vie et du thé, et ne prit place sur la plus mauvaise chaise de la chambre qu’après nous avoir commodément installés sur le sopha et sur un vaste et comfortable fauteuil qui faisait encore partie du mobilier. Bientôt un autre jeune homme entra : c’était un officier de la petite garnison et l’unique compagnon d’exil de notre hôte, qui remplissait à Vladivostok, les fonctions de gouverneur. Ce dernier était un homme d’une trentaine d’années, à la figure mobile et intelligente, mais assombrie par l’ennui de l’isolement. Il ne laissa pourtant échapper aucune plainte : c’est avec une mâle résignation qu’il paraissait supporter son triste sort. Il prêta une oreille attentive aux nouvelles que nous lui apportions, et se confondit en remercîmens pour un paquet de journaux anglais et français qu’on lui laissa. Depuis quatre mois, il ne savait absolument rien de ce qui se passait au dehors, et encore ce qu’il avait appris de plus récent remontait presque à une année. Mes compagnons de voyage ayant manifesté l’intention de faire un tour de chasse, il sortit avec eux, et je demeurai en tête-à-tête avec le lieutenant de Vladivostock. C’était un adolescent qui comptait vingt ans à peine et qui avait l’air soutirant et fatigué ; mais quand je me permis de l’interroger sur le genre de vie qu’il menait, il ne voulut pas convenir qu’il était rongé d’ennui. « La besogne ne manque pas, dit-il. Il faut surveiller la conduite des soldats, la construction des maisons nouvelles, la culture des champs et des jardins ; tout cela exige du temps, et nous ne l’épargnons pas, car ce que nous faisons, nous le faisons lentement, à notre aise. Si la saison le permet, nous entreprenons des excursions dans l’intérieur, nous allons chasser; le gibier à poil et à plumes n’est pas rare ici : outre les perdrix, canards, bécassines et faisans, il y a les lièvres, les renards et les hermines, et dans les jours de chance on peut tuer un ours ou rencontrer un tigre[1]. Pendant l’hiver, le froid est très rude, et la neige, qui tombe en abondance, nous emprisonne dans nos demeures. Nous restons alors où il fait chaud. Les journées sont courtes. On dort beaucoup. On fume et on fit tant qu’on peut, on goûte longuement les plaisirs de la table. Un jour succède à l’autre; les semaines, les mois s’écoulent sans qu’on s’en aperçoive. On ne s’amuse guère, il est vrai, mais on ne s’ennuie pas non plus; on vit à peine. Un beau matin le soleil de printemps rayonne à travers les vitres; on s’éveille

  1. Le tigre de ces parages est de même espèce que celui du Bengale. C’est du moins ce que m’a affirmé le savant botaniste Maximovitch, qui a exploré la Mandchourie et les dépendances du fleuve Amour avec tant de succès.