Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/594

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour tous les yeux ; mais M. Renan a raison de dire qu’ici même ce n’est pas Marie qui préoccupe l’écrivain : il veut surtout relever le disciple aimé, en faisant ainsi parler Jésus, qui le déclare son héritier et son frère. Ce qui fait bien voir que ce n’est pas elle qu’on a en vue, c’est qu’elle s’efface de nouveau tout de suite après, et, chose bien frappante, il n’est pas dit seulement que Jésus ressuscité se soit montré à sa mère, tandis que tant d’autres apparitions nous sont racontées avec détail. Ainsi ce passage même ne contredit pas, au sujet de la mère de Jésus, l’impression générale qu’on reçoit des Évangiles, où elle paraît si peu et si rarement à son honneur. Et nous ne serons plus étonnés quand nous verrons que dans les Lettres de Paul elle n’est pas nommée une seule fois, et que pas un mot absolument ne s’y rapporte à elle, ce qui doit paraître si étrange à des orthodoxes d’aujourd’hui. On ne s’avisait guère en ces temps-là des mystères de la conception immaculée.

Voilà les détails ; mais, même dans l’ensemble, M. Renan me paraît trop complaisant pour la légende sacrée et trop facile à accepter, sous le nom de Jésus, un Jésus imaginaire, plus grand et plus pur que rien d’humain ne saurait l’être. M. de Sacy a dit : « Si Jésus-Christ n’est pas Dieu dans l’ouvrage de M. Renan, il est encore le fils de Dieu ; je ne sais pas trop à la vérité pourquoi ni comment. » Voici ce pourquoi et ce comment, si je ne me trompe. Si Jésus est dans ce livre un homme à part, demi-Dieu et fils de Dieu, un homme de proportions colossales, s’il est placé au plus haut sommet de la grandeur humaine, si en lui s’est condensé tout ce qu’il y a de bon et d’élevé dans notre nature, si enfin l’auteur déclare que Jésus ne sera pas surpassé, et que tous les siècles proclameront qu’entre les fils des hommes il n’en est pas né de plus grand que Jésus, tout cela, à mon sens, peut être traduit ainsi : Jésus est le seul homme historique qui n’ait pas d’histoire. Nous saisissons la personne réelle dans les autres, en lui nous n’atteignons que le personnage idéal. J’ai rappelé déjà le mot de Jean-Jacques : « Si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un dieu. » En effet Socrate est, comme on dit, percé à jour. Nous connaissons sa figure et son nez retroussé. Nous n’ignorons ni sa femme Xanthippe ni l’humeur de Xanthippe. Nous le suivons à l’agora, aux gymnases, à table, au lit ; nous assistons à ses amusemens avec ses amis ou à ses disputes avec ses adversaires ; nous l’accompagnons dans l’atelier d’un peintre, dans la boutique d’un marchand, ou chez la belle Théodote, qui pose pour un portrait. Nous l’entendons, pour ainsi dire, toutes les fois qu’il parle et aussi longtemps qu’il parle. Celui qu’on entend causer, celui qu’on voit rire, ne sera jamais un dieu. Je ne sais si Jésus