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terre, un doux appel, comme celui de Jésus à l’oreille de Marthe : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes de beaucoup de choses ; or une seule est nécessaire. » Grâce à Jésus, l’existence la plus terne, la plus absorbée par de tristes ou humilians devoirs, a eu son échappée sur un coin du ciel. Dans nos civilisations affairées, le souvenir de la vie libre de Galilée a été comme le parfum d’un autre monde, comme une « rosée de l’Hermon, » qui a empêché la sécheresse et la vulgarité d’envahir entièrement le champ de Dieu. »

Il dira encore plus loin : « L’humanité, pour porter son fardeau, a besoin de croire qu’elle n’est pas complètement payée par son salaire. Le plus grand service qu’on puisse lui rendre est de lui répéter souvent qu’elle ne vit pas seulement de pain. » S’il y a une raison assez intraitable pour résister à ces paroles, ce ne sera pas la mienne. Je ne refuserai pas à la poésie et à l’idéal cette part dans la vie dont l’écrivain se montre si délicatement jaloux, et que sa belle parole défend si bien. Et je dirai volontiers, avec l’Évangile et avec lui, que cette part est la meilleure, pourvu qu’on entende non pas qu’elle doit être la plus grosse, ou que ceux qui la possèdent s’en doivent montrer plus orgueilleux, mais qu’au contraire elle doit être la plus précieuse précisément parce qu’elle est la plus petite et la plus humble.

Je ne sais si je voudrais donner à l’utopie autant que lui donne une page d’ailleurs bien séduisante (p. 125), et que beaucoup adopteront peut-être plus hardiment que moi ; mais je ne croirai dire que la vérité toute pure en disant, avec l’auteur, qu’à côté du royaume de Dieu apocalyptique, que Jésus n’a pu que rêver comme le rêvaient les hommes de son temps, il y en a un autre qui n’est pas imaginaire, et que Jésus l’a compris, l’a voulu, l’a fondé. « Le royaume de Dieu n’est alors que le bien, un ordre de choses meilleur que celui qui existe… Ces vérités, qui sont pour nous purement abstraites, étaient pour Jésus des réalités vivantes. Tout est dans sa pensée concret et substantiel : Jésus est l’homme qui a cru le plus énergiquement à la réalité de l’idéal. » Non pas que M. Renan fasse bon marché de l’illusion même ; il s’en exprime dans des termes qui montrent qu’il en est touché et qui touchent ; mais c’est ici un de ces passages où je me reprocherais de ne pas le laisser parler tout seul. « Tous croyaient à chaque instant que le royaume tant désiré allait poindre. Chacun s’y voyait déjà assis sur un trône à côté du maître. On s’y partageait les places, on cherchait à supputer les jours. Cela s’appelait la « bonne nouvelle ; » la doctrine n’avait pas d’autre nom. Un vieux mot : paradis, que l’hébreu, comme toutes les langues de l’Orient, avait emprunté à la Perse, et qui désigna d’abord les parcs des rois achéménides, résumait le rêve de tous ;