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l’enlever et aller vivre avec elle quelque part, dans une maisonnette, près d’un bois, là où nul ne viendrait le troubler. Au matin, comme il passait devant une ferme, un chien s’élança vers lui en aboyant. Il se jeta sur le chien, le saisit par les pattes de derrière, et, s’en servant comme d’une massue, il lui écrasa d’un seul coup la tête sur un mur. La stupidité brutale de cette action le rappela à lui. — Est-ce que je vais devenir fou? se dit-il.

Vers le milieu du jour, épuisé, bave et défait, il revint à l’auberge où il avait laissé Sylverine. Elle en était partie laissant une lettre pour Jean.

« Je te fuis, lui disait-elle, car je connais ta violence; je vais cacher la honte de t’avoir aimé et le désespoir d’avoir perdu celui que j’aimais. Pourquoi es-tu venu dans notre vie? Avant ton arrivée, nous étions heureux. Ne cherche pas à me rejoindre, tu ne me retrouverais pas. Je ne tiens plus à rien, je n’aime plus rien, je ne veux plus rien. Je vais attendre la mort. Puisse-t-elle me débarrasser bientôt d’une existence que tu as faite insupportable! Adieu, oublie-moi, c’est la seule grâce que je te demande. »

Jean parcourut la ville, il interrogea les capitaines de navires, les conducteurs de diligences; il fouilla les auberges, il questionna les douaniers qui sont de service sur le port, les gendarmes qui gardent les portes : ce fut en vain, il ne put découvrir Sylverine. — Au point du jour, lui dit l’aubergiste, cette dame a payé sa dépense, a remis cette lettre pour vous; puis elle est sortie seule, à pied, et n’est point revenue.

A force de recherches cependant il finit par apprendre qu’elle s’était rendue en vetturino à Florence; il y courut, mais là il perdit si bien ses traces qu’il ne put jamais les retrouver. Il ne la chercha pas moins; pendant un mois entier, il s’enquit d’elle et voulut la revoir. Il essaya même de mettre en mouvement les. moyens secrets dont disposaient les buveurs de cendres : Samla lui écrivit :

« Nous ne sommes point faits pour calmer des désespoirs d’amour; cette femme est votre mauvais génie; c’est à cause d’elle que Flavio est mort, tâche de t’en souvenir, et prends garde que nous n’allions te demander quelque jour un compte sévère de ta conduite. »

Dans l’état de révolte et d’exaltation où Jean se trouvait, une telle lettre n’était point de nature à le calmer; il répondit à Samla :

« Puisque je ne dois plus être un homme, arrache donc de mon cœur les passions qui s’y agitent; j’appartiens à l’œuvre, soit! mais d’abord je suis aux besoins qui me poussent et que je ne puis vaincre. Dût le ciel m’écraser, je veux retrouver Sylverine, et je la retrouverai. »

Il continua donc ses recherches avec la fougue qu’il mettait en