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Jean ne l’oublie jamais! de guider ces troupeaux vers la lumière. Tout à l’heure, en te parlant d’eux, j’ai été amer, j’ai été injuste, j’ai obéi au ressentiment de ma défaite : j’ai eu tort. On les a volontairement enveloppés d’obscurités confuses, afin de les conduire et de les maintenir dans les abrutissans chemins de la servitude; c’est à nous qu’il appartient d’apporter le flambeau, la torche au besoin. C’est notre devoir, notre seul devoir ; celui qui y manque est coupable. Rappelle-toi le mot de Goethe mourant, que si souvent tu m’as entendu citer : « De la lumière! de la lumière! encore plus de lumière ! » Ce sont les ténèbres qui empêchent l’humanité de reconnaître sa vraie route : à tout prix il faut les dissiper, à tout prix !

« Je te parle de moi, de ce que je pense : qu’importe? De quoi douterais-je? N’ai-je donc pas traversé l’histoire, et ne sais-je pas qu’il y a toujours quelque part une vestale qui veille sur le feu sacré? Cela suffit pour que jamais il ne s’éteigne et pour qu’un jour il illumine le monde. Je meurs donc en paix, dans ma foi inébranlable. Je suis arrivé à cette dernière heure où l’on se retourne tout entier vers sa vie écoulée. Que ferais-je si, par un miracle, il m’était donné de revenir à l’existence, à la jeunesse, et de choisir ma destinée? Je recommencerais, car ma voie était juste et mon cœur était pur. Jean, mon enfant bien-aimé, continue notre œuvre imperturbablement, et tu auras dans l’âme la paix promise aux hommes de bonne volonté.

« Quand tout doit-il finir tout à fait? Je ne le sais pas, et je ne m’en inquiète guère. La vie est une maladie mortelle; chaque jour qui s’écoule conduit vers la guérison; l’essentiel est de guérir, n’importe quand et comment. Je crois bien cependant que ce ne sera pas long; on se dépêche ici, on a hâte d’en finir. Quant à moi, je ne suis ni pressé, ni inquiet; je suis indifférent. Quand la grande consolatrice viendra, nous nous donnerons le baiser de ceux qui s’aiment.

« Ne va pas t’imaginer d’ailleurs qu’on me fait souffrir ici. Non pas : je suis relativement bien traité; ma chambre est fort grande, par ma fenêtre je vois la ville en amphithéâtre sur la colline, et je peux même apercevoir la place où les soldats d’Alaric enterrèrent leur général en détournant le fleuve. Hier j’étais à ma croisée; une femme qui passait en allaitant un enfant m’a aperçu ; elle a deviné sans doute qui j’étais : elle s’est agenouillée et a levé son enfant vers moi, comme pour me demander ma bénédiction sur lui. Cela m’a fait mal : j’ai été me jeter sur mon lit, et j’ai beaucoup pleuré en pensant à toi.

« L’homme que je t’envoie est sûr; il nous appartenait de loin. Jean l’expédiera à Samla, qui fera pour lui ce qu’il y a à faire.