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se souleva, et il pleura abondamment. Il pria, non pas le Dieu de telle religion, mais le Dieu inconnu, entrevu, que nous cherchons, et qui dans ses mains fermées garde cette justice que nous attendons encore. Deux heures après son départ, la forêt de Ravenne, cette forêt qui abritait tout ce qu’il aimait, ne lui apparaissait plus que comme une imperceptible ligne obscure presque confondue avec le ciel.

Sylverine fut triste du départ de Flavio ; elle avait des inquiétudes vagues que Jean ne savait point distraire, car il était lui-même en proie à des angoisses continuelles. Sa raison, ferme et lucide quand la passion ne l’aveuglait pas, lui montrait à quel point son égoïsme avait été criminel. Pour s’étourdir et fuir ses propres tourmens, il avait beau se répéter que l’expédition réussirait, que la gloire en serait pour Flavio; il ne pouvait arriver à se croire lui-même quand il se parlait ainsi, car il ne se faisait guère d’illusion, et il savait mieux que personne de combien de périls une telle aventure était menacée. A certains momens où sa pensée arrivait au dernier degré d’acuité, il avait de tels battemens de cœur qu’il en suffoquait. Il était devenu triste, et lui, si expansif d’ordinaire, il gardait de longs et profonds silences auxquels il était impossible de l’arracher. A aucun prix, il n’aurait voulu avoir quitté Sylverine, et cependant il eût voulu être à la place de Flavio, car là était son devoir, et il le savait bien. La pensée de Flavio le possédait, il ne pouvait l’arracher de son esprit; cette obsession l’irritait, le fatiguait outre mesure. Il se le représentait marchant en fugitif sur les montagnes, vivant au hasard des sources et des fruits sauvages, repoussé par les pâtres auxquels il demanderait un abri, traqué comme une bête féroce par les paysans armés de faux, vendu par son hôte d’un moment, arrêté, garrotté, emprisonné, condamné, pendu! Il succombait à tant d’angoisses, et, faisant cet égoïste retour sur soi-même que nous faisons tous quand nous souffrons d’une infortune méritée, il s’écriait : Suis-je assez malheureux!... Il ne pouvait tenir en place ; le repos lui était odieux ; il sortait, il rentrait, il s’agitait dans son oisiveté et dans son inquiétude ; il voulait partir, il ne partait pas. Il accablait Sylverine de reproches étranges auxquels elle ne comprenait rien ; il allait sur les bords de la mer, y restait de longues heures, regardant vers le sud, comme si quelque brise venue des Calabres eût pu lui parler de son ami.

Trois semaines et plus s’étaient écoulées; Sylverine s’inquiétait : — Il est singulier, disait-elle à Jean, que nous n’ayons reçu aucune nouvelle de Flavio. — Jean devenait brutal pour éviter de répondre. Afin de le calmer, Sylverine lui parlait alors de l’expédition projetée pendant laquelle elle comptait le suivre. — Quand partirons-nous?