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dans les divagations; il s’élança à travers la politique, espérant échapper ainsi à l’aveu qu’il redoutait. N’était-ce pas une folie, en ce moment où l’Europe dormait dans une paix profonde, de vouloir soulever un pays où les buveurs de cendres n’avaient jamais éprouvé que des défaites, depuis Campanella, qui subit sept fois la torture, jusqu’aux frères Bandiera, qui furent fusillés? Il était résolu tout aussi bien qu’un autre à jouer sa vie dans une entreprise désespérée, mais à la condition du moins qu’elle fût utile, et qu’elle ne servît pas de prétexte à faire peser sur les peuples des oppressions plus dures. Nul mieux que lui ne connaissait les provinces méridionales, puisqu’il les avait longtemps habitées : il affirmait qu’elles n’étaient point prêtes, que le pays, écrasé sous le double despotisme du clergé et du roi, n’aurait pas un écho pour répondre à des cris de délivrance, que l’expédition projetée était absurde, impossible, et que le mieux à faire était d’y renoncer. — Et puis, ajouta-t-il, qu’irions-nous faire dans les Calabres, à Naples même? Est-ce là l’ennemi que nous avons juré de combattre? A quoi bon disséminer nos forces, dévoiler nos projets dans des opérations mal combinées, qui ne peuvent réussir? L’ennemi n’est pas là, l’ennemi est à Rome; une fois lui renversé, tout ce qui l’entoure tombe comme par enchantement. Si vous voulez sérieusement établir la liberté dans le monde, détruisez le principe même qui lui est contraire; comblez la source d’où découle toute autorité, car, tant qu’elle jaillira, il se trouvera des gens qui iront y boire.

— Si tu savais jouer aux échecs, répondit Samla, tu ne parlerais pas ainsi. Pour prendre le roi, il faut avoir enlevé tous les pions qui l’entourent. Tu t’es jeté dans la traverse, au lieu de prendre franchement la grand’route : tu refuses de partir, non point parce que tu juges l’expédition mal conçue, mais parce que tu es amoureux d’une femme que tu as enlevée à Flavio, et parce que tu crains de la quitter.

— Est-ce Flavio qui t’a dit cela? s’écria Jean, prêt à se lever.

— Reste en paix, reprit Samla. Ce n’est point Flavio. Pourquoi feins-tu de le soupçonner, toi qui le sais incapable d’une action seulement douteuse? Je sais votre histoire à tous deux, peu importe comment et par qui. Jean, tous les torts t’appartiennent, et tu les aggraves singulièrement en manquant par faiblesse à l’œuvre qui a le droit de te réclamer. De quelle misérable argile as-tu donc été pétri pour te laisser arrêter par une femme sur le chemin de ton devoir? Qu’est-ce qu’un sentiment de cet ordre absolument secondaire en présence du put que nous poursuivons? Chacun de nous, sache t’en souvenir, a juré de dire aussi à celle qui voudrait le retenir : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi? » Tu