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— Je ne veux pas de ton sacrifice, lui dit Jean avec colère.

— Que tu le veuilles ou non, répliqua Flavio, je l’accomplirai; je suis libre. Ce sacrifice, tu l’aurais accepté, s’il m’eût été imposé par Sylverine. De quel droit le repousses-tu, parce qu’il est volontaire? Sache voir clair dans ton cœur, et fais en sorte que ton intolérable orgueil n’exige pas pour les autres plus de douleurs qu’ils n’en peuvent porter.

Il tendit la main à Jean et à Sylverine : — Que Dieu vous garde! leur dit-il; puis il s’éloigna sans retourner la tête. Il ne rentra pas chez lui; il s’en alla jusque sur le rivage de l’Adriatique; il resta là longtemps, endolori par son propre sacrifice et perdu dans des pensées plus sombres et plus profondes que la mer qui battait à ses pieds.

Lorsque vers le soir il revint à sa maison, il n’y retrouva plus Jean, qui avait loué un appartement dans une petite villa presque contiguë à celle qu’habitait Sylverine.

Flavio sortait peu, le soir seulement il errait dans la grande forêt de plus qui le cachait de son ombre; il évitait Jean, et Jean l’évitait. Que se seraient-ils dit, s’ils s’étaient rencontrés? Nul de ces trois êtres n’était heureux et ne pouvait l’être; ils pensaient incessamment les uns aux autres avec une anxiété douloureuse. — Elle l’aime encore, se disait Jean. — Est-il vrai qu’il ne m’aime plus? se demandait Sylverine. — Je l’aime toujours, disait Flavio.

Ce n’était cependant pas Flavio qui était le plus à plaindre : il avait du moins une base solide pour appuyer sa douleur; quelque terrible et inopinée qu’eût été la révélation qui venait de l’éclairer subitement, le sacrifice qui l’avait suivie avait été libre et spontanément arraché par lui-même à sa propre volonté. Seul donc parmi ces trois malheureux, il avait fait ce qu’il voulait faire, et il préférait sa souffrance au compromis pénible qu’il avait dû entrevoir pendant un instant. Il regrettait Sylverine comme on regrette une maîtresse absente, il pensait à Jean comme à un ami malade; mais du moins il se reposait sur cette idée, qu’il avait fait son devoir jusqu’au bout et sans hésiter.

Jean n’était point ainsi : irrité contre lui-même, irrité contre les autres, prêt à éclater en fureur à la moindre contradiction, il se retournait en vain dans sa conscience sans pouvoir y trouver une place qui ne lui fut pas douloureuse. C’est le sort de ceux qui, n’ayant point répudié toute probité, ont sacrifié le bonheur d’autrui à leur propre satisfaction. Le bonheur vrai contient autant d’abnégation que de jouissance. Tout ce qui aurait dû rendre Jean heureux le faisait souffrir; l’absolue soumission de Sylverine lui était un reproche vivant et insupportable. — A qui pense-t-elle? se disait-il