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une telle balance, toutefois on peut approcher plus ou moins de cet idéal de pondération. Mais, dira-t-on, pour fonder une classification électorale sans partager la société en classes, système incompatible avec les progrès et les idées modernes, quelle organisation adopter, qui ne soit ni arbitraire, ni choquante? En dehors de l’ignorance et de l’instruction, deux mots, richesse et pauvreté, semblent indiquer la grande et presque la seule distinction qui subsiste entre les habitans de notre pays. Serait-ce sur une base aussi brutale, aussi élémentaire qu’on pourrait songer à établir une division électorale? Nul ne voudrait le prétendre ; mais indépendamment des personnes il est une classification tout aussi naturelle et aussi positive qui se présente d’elle-même. C’est la division par grands intérêts, non en prenant ce mot d’intérêt dans le sens étroit de la préoccupation personnelle du gain et du profit particulier, mais tel que l’entendent les Anglais, qui conçoivent une plus haute idée des intérêts et qui en ont fait presque des institutions (money interest, land interest, etc.) : intérêts rivaux, mais non ennemis, parce qu’ils ne peuvent se passer les uns des autres. Il y a aujourd’hui comme une sorte de dédain pour les théories politiques, tous les regards se portent sur les théories sociales; or l’étude des intérêts entre dans le vif de cette dernière question.

Nous entendons d’ici des protestations éloquentes et nombreuses s’élever contre l’égoïsme et l’esprit mesquin des intérêts ; mais la classification dont il s’agit n’exclut en rien la puissance de l’opinion et des idées. Et d’ailleurs où que l’on prenne les électeurs et les élus, il y a beaucoup de chance pour que les uns et les autres aient toujours quelque vue intéressée patente ou cachée. Une combinaison politique fondée sur le désintéressement semble difficile à rencontrer; quel serait le jury d’examen chargé de constater les aptitudes en une pareille matière ?

Au reste, la division des intérêts matériels et moraux séparément groupés et applicables au suffrage fractionné est toute trouvée: c’est celle des grands intérêts conservateurs et producteurs. Les divers intérêts, agricoles, ouvriers, manufacturiers, intellectuels ou commerciaux, sont des cadres précis et distincts; quoi qu’on fasse, ils subsisteront toujours; pourquoi n’en point user comme d’instrumens d’ordre et de division ? Une telle division, portant sur les choses et non pas seulement sur les personnes, ne présente aucun des inconvéniens de l’ancien établissement des classes; l’indépendance de tous au contraire serait ainsi pleinement respectée, car chacun pourrait changer de groupe électoral comme de situation, et l’ouvrier à 2 francs par jour, devenu par hasard ou par industrie propriétaire, inventeur, chef de fabrique ou commerçant, irait voter avec les