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dite et presque conduit jusqu’au point d’éclore pendant les absences de Jean, qui le soupçonnait à peine. Flavio lui en avait parlé vaguement, attendant que tout fût arrivé à terme et décidé pour lui dérouler le plan complet.

Flavio était donc très préoccupé, car si l’insurrection réussissait dans les provinces napolitaines, il aurait immédiatement à soulever les Romagnes et à recommencer la campagne infructueuse de 1831. Il passait son temps à méditer son projet, et bien souvent il restait des heures entières couché sur la carte des Calabres, étudiant les points de débarquement et les chemins les plus sûrs pour arriver jusqu’à Cosenza, où l’on avait des intelligences, et qu’on espérait pouvoir enlever brusquement pour en faire la place d’armes de l’insurrection et le centre d’où la révolte rayonnerait sur les provinces voisines. Une nuit qu’il veillait, cherchant si l’on devait débarquer, soit sur la côte orientale, vers Cotrone, où les Bandiera avaient échoué, soit sur la côte occidentale, aux environs de Sapri, là même où plus tard Pisacane devait mourir, se sentant fatigué de méditation, en proie à la cruelle insomnie familière à ceux qui surmènent leur cerveau, ayant besoin de parler à quelqu’un pour se distraire de lui-même, il se rendit dans la chambre de Jean afin de causer avec lui. La chambre était vide, et le lit n’avait point été défait. Flavio eut un mouvement de surprise et se prit à rire.

— Comment! dit-il, il court les aventures dans Ravenne et ne m’en a pas soufflé mot!... Quel enfantillage!

Il descendit et sortit. La lune, dans son plein, éclairait de ses lueurs nacrées le ciel semé d’étoiles, et jetait une lumière mate et blanche sur la route coupée par l’ombre des grands arbres. Arrivé devant la maison de Sylverine, il s’arrêta et fit le signal convenu entre eux; il le recommença plusieurs fois de suite, nul ne lui répondit. — Elle dort, pensa-t-il. — Puis il s’éloigna, afin de faire une de ces marches nocturnes qui le rassérénaient et le reposaient en déplaçant sa fatigue. Il n’avait pas fait cent pas, qu’un soupçon le mordit au cœur. — Jean absent! se dit-il; la porte de Sylverine fermée!... — Il secoua sa pensée sinistre. — Je suis fou! — Cependant il s’assit au pied d’un arbre, et, surveillant attentivement la route, il resta plongé dans des réflexions qui le torturaient. Au bout d’une heure, il entendit, du côté de la maison de Sylverine, le bruit d’une fenêtre qui s’ouvrait; puis il vit la jeune femme avancer la tête et regarder de chaque côté du chemin; Flavio, perdu dans l’ombre, était invisible. Quelques instans après, la porte fut entre-bâillée, et un homme descendit du perron; c’était Jean, qui marcha paisiblement dans la direction de sa demeure.

Flavio se leva d’un bond, il eut un rire d’une effroyable amertume.