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sait ainsi à elle-même, puis elle éclatait en larmes en se répondant : Hélas! je sauverais celui qui serait le plus près de moi, et je passerais ma vie à regretter l’autre! — A travers ses obscurités, elle ne pouvait trouver une lueur pour se conduire : elle se perdait dans la confusion d’elle-même et de ses propres sentimens ; mais, par une contradiction qu’elle subissait sans pouvoir l’expliquer, il lui arrivait souvent de penser à Jean lorsqu’elle était aux côtés de Flavio et de penser à Flavio lorsque Jean était auprès d’elle. Si tout à coup on lui eût demandé : A qui appartiens-tu? elle aurait pu parfois répondre avec sincérité : A celui qui n’est pas là!

Cependant la vie s’écoulait, chaque jour entraînait son jour; les trois personnages de ce drame se mouvaient dans le même cercle, Flavio toujours calme, Jean méditant sans cesse de nouvelles violences qu’il n’osait exécuter, Sylverine résignée à des catastrophes qu’elle prévoyait sans pouvoir les préciser. Ce fut un hasard, mais surtout une imprudence de Jean qui révéla d’un seul coup à son ami la vérité qu’il ne soupçonnait guère. Comme presque toujours en de telles circonstances, le sort se servit de ses moyens les plus simples pour éclairer les ténèbres.

Flavio savait depuis longtemps que les buveurs de cendres méditaient un mouvement dans l’Italie méridionale, il en avait supputé impartialement les chances : elles étaient douteuses, sinon contraires; mais il avait jugé que ce soulèvement, même partiel, était nécessaire, ne fût-ce que pour réveiller les sympathies de l’opinion publique. Pendant quarante ans, l’Europe a été surprise de tous les coups de main avortés qui remuaient la terre italienne, et qui le plus souvent n’aboutissaient qu’à faire fusiller, pendre ou emprisonner quelques pauvres êtres généreux jusqu’à la folie. C’est que le moteur secret avait agi; la voix invisible, mais toujours écoutée, avait dit : Il est temps que quelqu’un meure pour l’Italie? On savait bien, et d’avance, que la victoire était presque impossible; mais on voulait, comme en certains cas de jurisprudence, faire une protestation en temps utile pour empêcher la prescription et déclarer au monde que le gouvernement imposé n’était point consenti. Ce fut ainsi qu’en deux circonstances mémorables les frères Bandiera et le comte Pisacane marchèrent impassiblement à une mort inévitable. L’insurrection dont Flavio s’occupait à cette heure avait été préparée en silence; au dernier instant, quand tout serait prêt, un des chefs des buveurs de cendres devait, selon la coutume en pareil cas, se rendre sur les lieux mêmes, cacher son rôle principal sous le masque d’un comparse, réunir entre ses mains tous les fils secrets de l’aventure, lui donner un chef nominal et la diriger sans laisser soupçonner son action. Ce mouvement avait été conçu, mé-