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de Kosciusko. Le témoignage de lord Russell est précieux. Il n’y a pas de pires révolutionnaires, de pires ennemis des principes conservateurs, que les gouvernemens qui substituent l’arbitraire à la loi, et en ce sens il n’y a pas eu en Europe d’agent révolutionnaire plus subversif que le gouvernement russe. C’est ce que lord Russell entend dire implicitement au cabinet de Saint-Pétersbourg, et c’est évidemment à lui qu’il renvoie la responsabilité des désordres auxquels la Pologne est en proie. C’est donner au gouvernement russe une leçon amère que de le prendre de si haut envers lui. Qu’on s’explique après cela la répugnance qu’aurait le gouvernement anglais, suivant ses déclarations au parlement, à soutenir par une action coercitive, si cela devenait nécessaire, les principes qu’il proclame avec si peu de ménagemens ! Personne n’a dit à la Russie, dans cette controverse diplomatique, des vérités aussi sévères ; personne ne s’est avisé d’exprimer des exigences aussi pénibles à l’amour-propre russe. C’est l’Angleterre, assure-t-on, qui a joint aux six propositions la demande très juste, très humaine et parfaitement logique d’un armistice, demande à laquelle notre gouvernement a bien fait de se réunir. Est-il possible de croire que, si la Russie ne voulait pas se soumettre au verdict rendu par la conscience de l’Europe, le bras de l’Angleterre ferait défaut à la cause de la justice et du véritable ordre européen ?

Sans doute il faut nous résigner aux inévitables et douloureuses lenteurs de la procédure diplomatique aujourd’hui commencée. Il faut épuiser avec la Russie la voie des négociations. Il faut reconnaître que, lors même que la Russie opposerait un refus aux propositions des trois puissances, la saison ne permettrait guère de confier à la force l’œuvre où les moyens de persuasion auraient échoué. Il faut espérer plutôt que la Russie voudra conserver l’honneur de demeurer un gouvernement et un peuple européens, et ne se montrera point intraitable. Ce dont il faut se garder surtout, c’est de compromettre le sérieux des négociations en laissant voir qu’en aucun cas les puissances qui viennent de mettre en avant les principes de la justice et de l’humanité, les obligations des traités, les intérêts généraux de l’ordre européen, ne seraient disposées à défendre par les armes ces principes, ces obligations, ces intérêts. La guerre est sans doute un mal, et l’on ne saurait faire trop d’efforts pour la détourner ; mais on ne s’y soustrait parfois momentanément que pour appeler sur soi des maux encore plus grands. Une des plus funestes illusions des opinions conservatrices est de croire que rien n’est perdu quand à tout prix la paix est conservée. Nous n’appelons point la guerre et nous aimons la paix ; cependant, même au prix de la paix, nous ne voudrions point que ce grand procès qui vient de s’ouvrir en Europe, et d’où dépend le sort de la Pologne, se terminât à la confusion de ceux qui l’ont entrepris, et surtout de la France. Que ceux qui seraient disposés à s’applaudir de la conservation d’une paix achetée par ce grand désastre moral veuillent bien réfléchir aux conséquences de la situation qui s’ouvrirait alors pour l’Europe.