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hommes semblent devoir prendre toujours chez nous une couleur ou une direction nouvelle, le suffrage universel a montré çà et là une tendance marquée à se modifier lui-même en se dégageant de l’uniformité confuse de sa création primitive. Approchant en quelque sorte de ce qu’on pourrait appeler une période de formation secondaire, la force électorale paraît chercher à démêler ses élémens divers, et révèle un penchant à se classer par groupes plutôt qu’à se laisser confondre par masses dans une aveugle et muette obéissance.

Chacun a présentes à la mémoire maintes circonstances solennelles où certaines parties de notre constitution ont été proclamées perfectibles, et où l’Angleterre nous a été désignée comme un modèle à imiter dans la recherche des améliorations raisonnables. N’est-ce pas faire acte de bon citoyen que d’obéir à de telles invitations, alors surtout qu’un éminent publiciste anglais voudrait nous faire un emprunt politique en proposant d’établir dans son pays le suffrage universel avec quelques modifications? Nul moment à coup sûr n’est plus favorable pour rechercher quelles lumières jettent sur un des graves problèmes de notre époque les théories qui se produisent en Angleterre et les applications assez nombreuses qu’on a vues se succéder en France.

Le livre de M. Mill est dans son ensemble une œuvre remarquable et capitale dont il est superflu de faire ressortir l’importance et l’utilité; mais c’est la question particulière du suffrage universel en France qui nous préoccupe avant tout aujourd’hui. Il nous est donc permis de ne pas trop insister sur l’application des idées de l’auteur à son pays, d’autant plus qu’il n’en est encore qu’à la conception philosophique d’un système. Il court sans entraves dans une région purement spéculative, tandis que nous marchons, non sans quelque labeur, sur un terrain positif, hérissé de difficultés anciennes et nouvelles; des douceurs de la théorie, nous avons passé aux amertumes de la pratique, et nous ne jouissons pas à l’aise, comme en Angleterre, du privilège d’appartenir à un pays où jusqu’ici l’on peut tout dire sans rien ébranler.

M. Mill pense que la perfection, l’idéal du gouvernement en général, c’est le gouvernement représentatif, et que la perfection du gouvernement représentatif, c’est le suffrage universel; mais il ne paraît pas être bien sûr que le gouvernement représentatif et libre puisse marcher aisément avec le suffrage universel tel qu’il est aujourd’hui pratiqué. En effet, on peut être universellement représenté. sans que la représentation arrive à gouverner : où est alors le gouvernement représentatif? Aussi le savant publiciste propose-t-il plusieurs nouvelles combinaisons, dont le but est de trouver les moyens les plus complets de représenter dans les assemblées la totalité des citoyens, la minorité aussi bien que la majorité. Pour en