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où la plus belle âme doit fléchir, où l’innocence n’apparaît que pour être frappée mortellement ou subir la contagion de l’infamie. Madelon toutefois indique chez le trop facile conteur de l’Homme à l’oreille cassée, du Nez d’un Notaire et du Cas de M. Guérin, un effort pour se dégager des fantaisies de mince étoffe, pour renoncer aux pochades vulgaires où s’oubliait depuis longtemps l’auteur de la Grèce contemporaine. Dans une dédicace placée en tête de Madelon, M. About déclare avoir « travaillé avec amour à ce récit pendant trois ans. » Madelon est donc une étude, comme on dit aujourd’hui ; y retrouverons-nous les traces de « l’application obstinée, » du « soin minutieux de l’artiste ? » Que veut-il être et qu’est-il ? Le rôle de son héroïne va nous répondre.

Une fille des rues devenue l’une des reines de la bohème galante de Paris, puis la femme d’un usurier millionnaire entraîné vers elle par une impulsion plus forte que l’amour des écus ; des coquins de tout étage trempant avec cette Madelon et l’usurier Jeffs en d’iniques entreprises qui menacent un canton de l’Alsace, mais qui doivent les gorger d’or ; la décadence complète de Frauenbourg due aux monstrueuses combinaisons du mari et des amis de Madelon, tel est en peu de mots l’aspect général des faits exposés dans le roman de M. About. Madelon y joue le rôle d’une divinité infernale enveloppant dans une solidarité infâme tous ceux dont l’orgueil ou la candeur ose l’affronter. Il s’agit de savoir si l’excessive puissance que l’auteur lui attribue est suffisamment justifiée.

La femme joue dans la littérature, comme dans la vie, un rôle considérable ; bon ou mauvais génie, elle est comme une puissance occulte qui intervient dans la plupart de nos actes. Que de types ne fournit-elle pas au romancier et au poète ! La plus grande part d’influence appartient beaucoup trop souvent aux pires créatures. Madelon est un de ces démons féminins qui changent tout en ruine autour d’eux et qui déshonorent leurs victimes. Ce que représente Madelon, c’est le vice impudent et vulgaire, n’ayant d’autre parure que lui-même, n’étant relevé ni par les grâces de l’esprit ni par l’éclat de la beauté, ni par les tourmens du remords, ni même par les éclats d’une passion brutale ; c’est l’infamie toute nue. Elle ne connaît point les attendrissemens équivoques d’une Marguerite Gautier, qui trouve en de tardives tendresses, comme la Marion du poète, un renouvellement d’innocence ! Antithèse absolue de la courtisane vierge et martyre, elle franchit l’espace qui sépare du monstre la créature humaine. Manon Lescaut, née courtisane, mais capable d’émotions et de retours sincères, trahissant Desgrieux et l’aimant en même temps ; Esther Gobseck, cette fille perdue, adorant Lucien de Rubempré dans un roman bien connu de Babsac, et mêlant au cynisme du vice les élans d’une adoration aveugle, ont encore des entrailles : quelque chose les touche, les attire et les blesse. Telle n’est pas Madelon. Digne de Mme Marneffe par la hideuse corruption qui lui fait tout briser et flétrir en souriant au gré d’un intérêt ou d’un caprice, elle