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Et pourtant il ne pouvait obtenir la main de Martha qu’en devenant riche, en reprenant par un combat loyal à Mikaël le bien que lui avait enlevé un funeste pari. Il persista donc dans sa résolution, et quitta le père de Martha en lui donnant rendez-vous au lundi de Pâque dans la plaine de la Montagne-Rouge. Puis il partit, non sans jeter à Martha un regard d’amoureuse pitié. Sur son chemin, il aperçut les croix du cimetière qui se détachaient en noir sur le ciel, et il pria longuement sur la tombe de son père.

Mikaël voyait avec effroi s’enfuir les heures et approcher le jour du combat. Il lui semblait que Dieu le châtiait de sa dureté envers la famille de Nicolaos, et pour étouffer le cri de sa conscience, il fit le vœu, s’il sortait victorieux de la lutte, d’aller en pèlerinage, pieds nus et tête découverte, au célèbre couvent de Martkoppi[1], et de donner aux moines trente livres de cire pendant sept années.

Le soleil matinal du lundi de Pâque, qui éclairait au loin les cimes neigeuses du Caucase, dora les toits verts et blancs de Tiflis. Partout la joie éclatait aux sons de la musique, et le peuple, revêtu de son costume pittoresque, accourait à flots pressés sur le théâtre de la fête déjà décrite au début de ce récit. Au premier signal, les deux combattans se mirent en garde, et un cercle nombreux les entoura. Les spectateurs de cette lutte inégale demeurèrent d’abord muets d’étonnement; l’un des lutteurs était jeune et de petite taille, l’autre de haute stature et dans la vigueur de l’âge. L’issue du combat ne pouvait être douteuse; mais le peuple géorgien ne sait pas garder longtemps sa gravité, et la lutte commencée devant une foule muette se continua bientôt au milieu de bruyans quolibets. Le jeune athlète, pâle de rage, se tenait sur la défensive, et il esquivait avec une merveilleuse adresse les formidables coups de Mikaël. Celui-ci reçut enfin, aux applaudissemens des spectateurs, trois blessures, et la foule exigea que les combattans prissent quelque repos. Au bout d’une courte trêve, on les vit s’élancer de nouveau l’un contre l’autre. Presque aussitôt un immense hourra retentit. La lutte était terminée. Héraklé se tenait droit et fier, sans une seule écorchure, devant son adversaire, affaissé sur le sol. Il remercia Dieu dans son cœur en murmurant : — Mon père, es-tu vengé? — Ensuite il aida Mikaël à se relever, et l’on transporta le colosse abattu à sa demeure sur une charrette.

Héraklé, dès qu’il sut le père de Martha guéri de ses blessures peu dangereuses, se rendit chez lui. Mikaël était sombre, il ne répondit point au salut du vainqueur, et Martha détourna de lui les yeux. — Eh bien ! Mikaël, comment te portes-tu? dit joyeusement

  1. Monastère fondé au Ve siècle, et qui s’élève à 22 verstes de Tiflis.