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Héraklé rentra dans l’ancienne demeure de Nicolaos. Quelques momens après, il s’éloignait en pleurant avec sa mère. La vieille femme marchait silencieuse et morne. A un coude du chemin qui les menait à Tiflis, tous deux* par un accord tacite, retournèrent la tête vers la chère demeure, verdoyante au loin, où ils avaient passé de si heureuses années* La mère sanglotait; le fils, pour cacher ses larmes, abaissa son koudi sur ses yeux et prit la main de sa mère, dont les genoux tremblans fléchissaient à chaque pas. Enveloppée de la tête aux pieds de sa tchadra bordée de bandes noires en signe de deuil, on l’eût prise pour une image symbolique de la douleur et de l’exil. La route, quoique bien courte, leur fut pénible. Ils arrivèrent enfin à Tiflis, et Héraklé se dirigea vers la Perspective-Golovine, où demeurait Ivan Mirzoëf, le banquier dont m’avait parlé le prince Alexis Ivanovitch, l’Arménien le plus riche et le plus généreux de la Géorgie. Il lui raconta ses misères, et l’Arménien lui répondit: — Pour que Dieu bénisse mes enfans et toute ma famille, que ta vieille mère accepte sous mon toit l’hospitalité du pain et du sel! Toi, jeune et fort, tu travailleras ou dans un de mes villages ou ici. Choisis. Je comprends ton chagrin, et je te laisse huit jours pour pleurer ton père. — La veuve de Nicolaos fut recommandée aux servantes, qui eurent pour elle les égards dus à son âge et à son malheur, tandis qu’Héraklé, après avoir baisé la main de Mirzoëf, sortit de la maison en promettant d’y revenir vers le milieu du jour. Il marcha vers l’orient, et atteignit son ancienne demeure. Il voulait revoir sa fiancée ; mais, apercevant Mikaël sur le seuil de sa porte, il rebroussa chemin et retourna à Tiflis, où çà et là sur son passage il recevait des uns et des autres des complimens de condoléance qui l’irritaient au lieu de le consoler.

En Géorgie, les femmes sont précoces, puisqu’on les marie vers leur onzième année; mais en revanche elles se flétrissent de bonne heure, comme ces opulentes fleurs d’Asie qui dépérissent si vite sous les flèches implacables du soleil. Toute femme géorgienne, eût-elle des enfans, est inconsolable de perdre son mari, son maître, qui lui apporte les joies de la vie par sa richesse, ou l’aisance par son travail. La mort de Nicolaos, surtout après son étrange aventure, avait plongé dans la misère sa veuve, qui souffrait d’avoir à manger le pain amer d’un étranger. Elle mourut bientôt. Le cœur d’Héraklé, à cette seconde perte, se gonfla de nouvelles colères, et, oubliant même son amour pour Martha, bravant les railleries de ses camarades, il jura de se venger de Mikaël, qui creusait tant de tombes autour de lui.

Un soir, assis sur un tertre près de Tiflis, les yeux tournés vers le couchant, il soupait en plein air; il mordait à un gros morceau de