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— Toi, répondit-il, c’est bien, mais Dieu?

Le médecin revenait tous les jours, et tous les jours le mal empirait. — Oh ! pensait Héraklé, je le savais bien, ces maudites cuillers en buis que, le lundi de Pâque, j’ai aperçues sur un rocher du fleuve présageaient un malheur, et voilà que le sort frappe le chef de la famille. — De son côté, la vieille femme retournait dans son esprit les superstitions natales, et elle songeait à la prédiction de la tsigane. —Voici, disait-elle, les corbeaux qui déchirent l’air de leur cri sec ! Voici la mort sur leurs ailes noires !

Enfin Nicolaos s’alita et mourut. Ce fut dans sa demeure un deuil bruyant. Mikaël, généreux devant la mort, eut beau dire au fils de Nicolaos qu’il lui laisserait la maison paternelle; Héraklé refusa. — Elle est à toi, lui répondit-il, garde-la. Je respecte la volonté et le serment de mon père.

Il faut avoir vécu en Asie pour se faire une idée exacte des lamentations, des sanglots, des cris qui entourent un mort. Tous les voisins, tous les amis du défunt arrivent et se livrent aux plus vives manifestations de la douleur. La femme de Nicolaos arrachait ses cheveux gris, et de minute en minute hurlait à renverser la cabane; Héraklé poussait de terribles exclamations et se frappait la poitrine à coups redoublés. Le lendemain, on para le pauvre Nicolaos de ses plus beaux habits, on le déposa, le visage découvert, dans une bière bizarrement bariolée, et on le porta au cimetière. Le cimetière retentit de sanglots et de cris. Dix ou douze personnes, qui avaient conduit le convoi au champ du repos, agenouillées, pleuraient le mort, comme on dit en Géorgie. Les femmes s’arrachaient les cheveux, se frappaient le visage et se déchiraient le sein en répétant à haute voix l’éloge du défunt. Les unes commençaient sur une note grave qui montait peu à peu à des tons plus aigus, et demandaient au mort : « Pourquoi nous as-tu quittés? » D’autres reprenaient à l’unisson, se meurtrissaient encore, ajoutant des traits nouveaux au panégyrique funèbre. Les hommes, de leur côté, tiraient du creux de leurs poitrines des hurlemens désespérés, se frappaient la nuque avec de larges fouets de cuir. Héraklé mêlait sa douleur vraie à cette lamentable comédie, et lorsque, la fosse fermée, l’assistance se fut dispersée, le jeune homme, resté seul, se jeta à genoux sur la terre qui recouvrait les restes de son père, pria, pleura, et murmura tout bas ces menaçantes paroles : — O mon père, il t’a tué, mais je te vengerai!