Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/462

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les jambes croisées à la turque, ils s’assirent à l’écart sur des tapis tatars. De l’œil, ils caressaient leurs provisions et l’outre gonflée de vin blanc. Ils remplissaient tour à tour un vase de bois nommé koula, qui a la forme d’une cornue. Héraklé manquait au festin, mais ils ne s’en inquiétèrent pas et devisèrent joyeusement. Le repas terminé, ils allumèrent leurs pipes, ornées de chaînettes d’argent, et ils continuèrent à boire et à causer tout en fumant. Les Géorgiens fument beaucoup et ils répètent volontiers l’axiome persan : « Sans le tabac, point d’allégresse pour le cœur! »

Au soleil couchant, la foule rentra par groupes, précédés d’une musique assourdissante, dans le cœur de la ville, et Nicolaos et Mikaël se dirigèrent ensemble vers leur logis, en se promettant que les deux familles souperaient ensemble pour terminer dignement la journée. Martha, qui avait, à cause de sa jeunesse, gardé la maison, connaissant les coutumes, n’était pas restée oisive : elle avait préparé pour le repas du soir des œufs, du poisson salé, du caviar frais et un gâteau appelé tckourtckéla, fait de noix pilées et de miel, et dont les Géorgiens sont très friands.

Pendant que Martha et la femme de Nicolaos (Mikaël était veuf) préparent le souper, auquel Héraklé n’eut garde de manquer, essayons de décrire en peu de mots la demeure des deux familles. Les chaumières de Kakhétie sont élevées d’un étage; la sakli du paysan géorgien est une véritable taupinière enfouie aux deux tiers dans le sol; la cabane mingrélienne, qui n’a qu’un rez-de-chaussée, bâti sur pilotis à cause de l’humidité et des pluies fréquentes, ressemble a l’arche de Noé : bêtes et gens habitent ensemble et vivent la nuit dans une intimité complète, de sorte que chèvres, cochons, moutons, bœufs, etc., sont seulement séparés par une barre de bois, et qu’ils méritent bien le nom d’animaux domestiques : ils font réellement partie de la famille. Au centre brûle un feu continuel dans une vaste et unique salle, autour de laquelle, sur des bancs peu élevés et recouverts de tapis grossiers, couchent les habitans de la chaumière mingrélienne. Mikaël et Nicolaos, quoique Mingréliens, avaient adopté les coutumes de Géorgie, ils n’avaient rejeté que les habitudes religieuses. Leurs petite domaines étaient situés sur les bords pittoresques du fleuve. Les enclos étaient assez vastes et bien cultivés. De là on apercevait les toits de Tiflis, la reine indolente, perdus dans une brume dorée.

Héraklé rentra un peu avant l’heure du souper, sa physionomie était morne et soucieuse.

— Qu’as-tu? lui demanda son père.

— Ah ! un grand malheur menace la famille, et quelqu’un mourra dans l’année.

— Te voilà gai pour un jour de fête ! De quoi donc as-tu peur ?