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ronde, et les outres se vident au milieu des cris, des quolibets lancés d’un groupe à l’autre. Les moins bruyans se racontent des légendes du pays, jouent aux cartes ou au loto ; les plus graves, comme des fakirs indiens, fument en silence et agitent machinalement entre leurs doigts des chapelets d’ambre ou d’anthracite. Si quelque chanteur en renom assiste à la fête, on se presse autour de lui, et il chante à pleine voix une de ces romances de guerre ou d’amour qui expriment si fidèlement la fière mélancolie propre au caractère géorgien, celle-ci par exemple :

« Toutes les fois que la nuit, sous mon bourka (manteau), je dors sans me réveiller jusqu’à l’étoile matinale,
« Trois visions du paradis descendent vers moi, et je vois dans mon rêve trois merveilleuses beautés.
« Les yeux de la première beauté brillent d’un éclat qui fait pâlir les étoiles de la nuit.
« Quand la deuxième lève ses cils, son regard a la pénétration des yeux du serpent.
« Jamais la nuit, dans les montagnes, n’est aussi sombre que chez la troisième le noir profond de ses yeux.
« Et quand à l’aurore mon sommeil s’envole, sans me lever encore, je regarde dans le vide du firmament.
« Je regarde sans cesse, et je rêve en silence : si j’avais de l’argent, de l’argent, je construirais une maison ;
« Je l’entourerais de hautes murailles, et je m’y enfermerais avec mes visions.
« Du matin au matin, je leur chanterais des chansons ; de l’aurore à l’aurore, mes regards plongeraient dans leurs yeux. »

Du haut de la Montagne-Rouge, le paysage qu’on découvre est très accidenté et d’une grâce sauvage. Comme un flot se dresse à côté d’un flot par une forte houle, une montagne succède à une montagne, et l’œil enchanté aperçoit des lointains merveilleux où se mêlent, dans un bizarre désordre, les lumières et les grandes ombres, qui se déplacent, se raccourcissent, s’allongent, suivant le cours du soleil ou le caprice des nuages légers et blanchâtres emportés par le vent. Au loin, la chaîne du Caucase, couronnée de neiges éternelles, rafraîchit les yeux brûlés par le soleil ; le Koura, l’ancien Cyrus, bruissant comme la mer, déroule à travers Tiflis son large ruban d’argent. Au midi se dessine dans l’azur la montagne de Saint-David, où, semblable à un nid d’aigle, se suspend une vieille église presque ruinée et chère aux pèlerins. A travers les maisons de la ville, étagées sur les collines ou bâties à pic sur la rive escarpée du Koura, se détachent les masses verdoyantes des jardins, les cyprès pointus qui font flèche vers le ciel étincelant de lumière,