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des outres pleines de vin. Au bas de la montagne s’étend une vaste plaine nue et sans arbres, sur laquelle se dispersent les familles, les groupes, qui dressent des tentes bariolées et disposent çà et là des coussins et des tapis. Les chevaux entravés paissent l’herbe courte et rare; les chameaux et les buffles, couchés sur le ventre, ruminent voluptueusement.

Lorsque tous les préparatifs sont terminés, avant le festin, la fête, c’est-à-dire la bataille, commence. La foule se divise en deux camps, en deux troupes ennemies qui se livrent un sérieux combat à coups de pierres lancées par la main ou la fronde. Autour de l’arène principale ont lieu des duels particuliers où se vident les querelles de l’année : c’est une attaque d’homme à homme à poings fermés. Chaque combattant porte au doigt du milieu de la main droite un gros anneau d’argent, qui a la forme d’un serpent et dont la queue dressée fait parfois de dangereuses blessures : le sang coule inévitablement, et il n’est pas rare de ramasser des morts. Les blessés ne gardent point rancune à leurs vainqueurs; ils iront le lendemain brûler un cierge à l’église, ou se guériront en appliquant sur leurs plaies des images bénites ou des reliques. Le plus souvent, le visage encore tout sanglant, vainqueurs et vaincus se donnent une tendre accolade en se jurant par tous les saints orthodoxes une amitié éternelle.

Cette bataille sauvage, ces luttes étranges durent environ deux heures, et se terminent au signal du chef de la fête, élu parmi le peuple géorgien. A sa voix, la scène change soudain. La foule se forme par groupes inégaux dans la plaine ardente, les plus riches sous des tentes, les autres sous de larges ombrelles en toile écrue ; hommes et femmes s’accroupissent autour de petites tables basses, et le festin commence. La musique orientale, bruyante, folle, éveille les échos de la Montagne-Rouge. Les femmes, vêtues de leurs plus éclatans costumes, pieds nus ou chaussés de babouches à hauts talons, se dépouillent de leurs tchadras[1], et leurs voiles écartés laissent voir des visages frais comme ces roses qu’aimait le poète Hafiz. Égayée par la variété des costumes étincelans, la plaine ressemble de loin à un vaste champ de blé mouvant tout étoile de marguerites, de bluets et de coquelicots. Les jeunes filles dansent au son de la zourna (fifre) et de la dahira (tambourin), et les mélodies populaires du Caucase se croisent dans l’air, pareilles aux fusées d’un feu d’artifice. La danse et les chansons alternent. Les azarpèches, les koulas (vases à boire), les cornes de buffle circulent à la

  1. Pièce d’étoffe de coton, de laine ou de soie, dont les Géorgiennes s’enveloppent de la tête aux pieds.