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qui se passe dans un brusque arrêt, qu’il vienne d’un frein instantané ou de toute autre cause. Vous cherchez un frein instantané, intrépides inventeurs I En est-il un comparable à deux locomotives qui s’abordent et se dressent l’une devant l’autre? À cette pensée, l’imagination s’épouvante. Pourquoi? C’est que ni l’un ni l’autre des deux trains n’a pu fournir ce parcours pendant lequel s’absorbe la force vive. Aussi les plus graves accidens, ceux qui peuvent le plus sérieusement altérer la constitution des voyageurs, ont lieu peut-être lorsque, les voitures restant sans dérailler sur la voie, chacun est projeté dans sa case et secoué avec une violence formidable. Quand les voitures s’accumulent, elles fournissent, en montant l’une sur l’autre, ce parcours absorbant la force vive, et si par bonheur on n’est pas blessé par les éclats de la voiture brisée, on sort impunément de la catastrophe. Si au contraire la commotion a été ressentie avec toute l’intensité de la force vive qu’on possède, il est rare que ces voyageurs réputés sans blessure ne soient pas victimes d’un long ébranlement qui pourra causer plus tard de graves affections. Ces principes sont élémentaires. Si l’on y a insisté, c’est qu’il fallait expliquer la difficulté des progrès dans l’accélération de vitesse. Aux trois ordres de faits qu’on vient de passer en revue correspondent trois conclusions qu’il suffira de formuler brièvement.

D’abord le matériel des chemins de fer, comme celui des grandes entreprises bien conduites, se renouvelle par une action continue qui rentre dans les charges quotidiennes et ne grève pas exceptionnellement l’avenir. Ainsi s’accomplit sous nos yeux mêmes, et dans la mesure du possible, cette transformation des chemins de fer qui n’a point, on le voit, la portée radicale que le public serait tenté de lui prêter, s’il acceptait le problème dans les termes où le posent quelques esprits aventureux.

Un second point bien établi, c’est qu’un système de mesures administratives qui devrait être adopté partout assure la viabilité permanente des chemins de fer en France, et conjure les dangers inhérens au vieux matériel mieux que ces organes additionnels souvent proposés.

Enfin, par l’énumération, même incomplète, des progrès récemment accomplis, on a vu que les compagnies ne craignent pas toujours d’entrer dans la voie des innovations; mais c’est une carrière dangereuse, où il faut beaucoup de prudence et de réserve, car le trouble d’un seul rouage dans un si vaste ensemble peut devenir un désordre général où la sécurité est tout d’abord compromise. Appelons le progrès, mais sachons faire la part des difficultés pratiques avec la patience qui convient à un siècle où rien ne sembla plus impossible dans la lutte engagée entre l’homme et la nature.


JULES GAUDRY.