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par trop raisonnables ; les doctrines d’Aristote et de Platon y sont exposées avec un appareil de scolastique un peu pédantesque, et à coup sûr la logique en est serrée, et porte la marque d’un esprit subtil parfaitement maître de ses idées… On a allégué comme une preuve incontestable du dérangement de son cerveau cet esprit follet dont il était obsédé… Ici le prince hésita. — Croyez-vous aux démons ? me demanda-t-il avec quelque embarras.

— Vous me demandez, lui dis-je, si je crois au diable ?

— Oh ! non, reprit-il, je vous parle de ces démons auxquels a cru toute l’antiquité, puissances élémentaires qui tiennent le milieu entre l’ange et l’homme. Leur existence était admise comme article de foi par tous les platoniciens de la renaissance aussi bien que par leurs ancêtres d’Alexandrie, les Plotin et les Jambique. Consultez Ficin : il vous apprendra que les démons ont un corps très subtils qu’il appelle spiritus, qu’il en est de bons et de mauvais, que ces derniers sont ceux qui ne savent pas gouverner leur corps, que les premiers servent de médiateurs ou de messagers entre Dieu et l’homme, qu’ils portent au ciel nos vœux et nos oraisons, annoncent à la terre les volontés éternelles et interviennent souvent dans nos affaires. Comme Pic de La Mirandole, comme Ficin, comme Patrizzi, le Tasse, croyait aux démons, et le plus important de ses dialogues, son Messaggiero, est un traité complet de démoologie dans lequel il explique philosophiquement l’existence de ces messagers divins et des divers moyens par lesquels ils se révèlent aux hommes. Pendant sa captivité, et plus tard à Naples, le Tasse a vu ou cru voir son bon et son mauvais démon, un esprit du paradis, qui descendait du ciel pour le consoler, et un méchant follet, taquin et tracassier, qui se faisait une joie d’insulter à ses peines. Ce follet, rôdant sans cesse autour de lui, dérangeait ses papiers, remuait ses meubles, lui dérobait ses gants et ses livres, s’emparait de ses clés, ouvrait et bouleversait ses tiroirs, lui jouait cent tours de son métier… Chimères, visions cornues, si vous le voulez ! Dans ce cas, nous dirons que le Tasse était sujet à des hallucinations, et nous rangerons des tours du follet parmi les erreurs maladives de ses sens dont il se plaignait à son ami Cataneo et au médecin Mercuriale. Par momens, il avait la tête et les entrailles en feu, les oreilles lui tintaient, des fantômes passaient devant ses yeux ; il lui semblait que les choses inanimées parlaient, il entendait des bruits de sifflets, de sonnettes, de rouages d’horloge, il voyait des flammes voltiger dans l’air et, sentant des étincelles jaillir en abondance de ses yeux, il craignait de perdre la vue… Ce sont là tous les symptômes d’un délire fébrile, auquel on peut être sujet sans être fou. Et quand la fièvre le quittait, quel était son état ? Il nous l’apprend encore : il se trouvait plongé dans un abattement profond, dans une mélancolie sauvage, fiera malinconia,