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Comment expliquer qu’après sa seconde fuite, retiré à Turin chez le marquis Philippe d’Este, au lieu de pleurer sa maîtresse et de se nourrir de ses larmes, il ait consacré ses loisirs à célébrer sur le ton de l’enthousiasme les charmes des cinq dames d’honneur de la marquise, et à s’écrier en beaux vers que l’une d’elles était la reine de son cœur et que seule elle pouvait par ses regards féconder son génie ? Et si un fol amour pour la sœur d’Alphonse l’avait entraîné à quelque éclat fâcheux qui aurait servi de pâture à la malignité de la cour, quelle apparence que le duc l’eût laissé revenir auprès de lui ? Quelle apparence aussi que Léonore eût pu se charger de plaider sa cause, et que plus tard, du fond de sa prison, il eût adressé aux deux sœurs cette requête si connue : « Filles de Renée, belles plantes qui avez grandi ensemble, vous dont la terre est l’esclave, dont le ciel est l’amant, ah ! qu’il vous souvienne de moi ! Rappelez-vous les marques de votre courtoisie, les années que je passai parmi vous, ce que je suis, ce que je fus, ce que je demande, où je me trouve. Guirlandes, bruit de fanfares, accens de la lyre, infortuné que je suis, voilà ce que je regrette, et je regrette aussi mes études d’autrefois, mes joyeux déports, les aises dont je jouissais, les tables, les loges et les palais où l’on me traitait tour à tour en noble serviteur ou en compagnon, et ma liberté, et ma santé, et la société des hommes perdue pour moi… Ah ! sans doute j’ai mérité ma peine. Je faillis, je faillis, je le confesse. Coupable fut ma langue, mais mon cœur fut innocent ; rea fu la lingua, il cor si scusa e nega. Ah ! pitié ! si vous ne me plaignez, qui me plaindra ? Vous seules pouvez fléchir l’invincible Alphonse et faire qu’à toutes ses gloires il ajoute celle de pardonner. » Et pour mettre le comble à tant d’invraisemblances, comment explique-t-on que la mort de Léonore, survenue en 1581, n’ait point fait époque dans la vie de son amant ? Eh quoi ! Léonore est morte, et à lire la correspondance intime du Tasse il serait impossible de s’en douter ! Léonore est morte, et ses autres douleurs ne sont pas anéanties par cette douleur suprême ! Léonore est morte, et rien ne paraît changé ni dans sa vie, ni dans ses regrets, ni dans ses plaintes ! Léonore est morte, et il ne pleure que sa liberté perdue ! Léonore est morte, et il demande qu’on adoucisse sa captivité, qu’on lui permette de se promener au grand air ; en juin, il va passer une journée dans le château de la belle Marphise d’Este et disserte paisiblement sur l’amour avec la marquise et deux de ses dames ! Léonore est morte, et il compose des sonnets sur la mort de don Juan d’Autriche, sur un mariage, sur la belle Pandolfina, qu’il compare à une nymphe des bois et des eaux ! Léonore est morte, et il s’occupe de publier ses dialogues sur la noblesse et la dignité, et d’obtenir à cet effet le privilège de