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cœur ravi sortaient des accords, des harmonies. C’est ainsi que l’aube naissante fait chanter les oiseaux, c’est ainsi que les premiers rayons du jour tiraient de la statue de Memnon de mélodieux soupirs. Je ne prétends pas non plus que la contemplation lui suffit. Loin de moi l’idée d’en faire un sage, un Xénocrate. Comme un grand nombre de ses contemporains, notez bien ceci, le Tasse était à la fois un homme de plaisirs et un esprit platonique. Ces gens-là servaient tour à tour les deux Vénus, celle qui, couronnée d’étoiles, gouverne dans les royaumes éthérés le peuple divin des idées, et cette Cypris, mère des Ris et des Jeux qui réside à Paphos. Partagés entre ces deux cultes, ils avaient un cœur pour jouir et un cœur pour adorer, et ils joignaient aux voluptés ces extases tranquilles où les sens n’ont point de part… « Il tonne, Philis, il tonne ; mais que nous importe Jupiter et sa foudre ? jouissons, jouissons….. » Ainsi s’écriait le poète, et quelques heures plus tard, oubliant, dédaignant Philis et ses caresses, il tournait ses regards vers sa dame, vers sa Léonore, vers cette idée vêtue de chair qu’adorait son génie, et, de loin la contemplant à genoux, il se sentait brûler pour elle d’une flamme aussi pure que le chaste rayonnement des étoiles… « Oh ! je le jure, jamais sa beauté ne fit pétiller dans mon sein l’ardeur des brûlans désirs ! »


Non m’accese gia la vaga luce
Nel petto alcun pensier lascivo e vile.


Aussi le Manso, qui avait pratiqué les poètes et les cours de la renaissance, a-t-il eu raison de dire que jamais le duc Alphonse ne put songer à s’offenser des hommages que le Tasse rendait à sa sœur, qu’en effet ces adorations tout idéales étaient une licence accordée dans les cours aux poètes-philosophes qui ne s’éprennent que de la beauté de l’âme et dont les espérances se repaissent de choses abstraites… Je voudrais seulement qu’il ajoutât : « En sortant d’un rendez-vous avec Philis, » car si les Anacréon ne respirent que le plaisir et son ivresse, si les Leopardi se font de l’amour une sorte de religion passionnée et sublime, les Tasse, par une complication bizarre, aiment platoniquement Éléonore, en sortant, je le répète, d’un rendez-vous avec Philis.

Et enfin, pour conclure, poursuivit-il, partisans du système des amours, nous vous dispensons de fournir les preuves qui vous manquent : mais répondez du moins, répondez aux objections que voici : si le Tasse aima vraiment Léonore, s’il avait conçu pour elle des sentimens plus vifs qu’un amour de tête, qu’une passion philosophique et littéraire, comment expliquer qu’il fût tourmenté du désir de quitter Ferrare et de s’éloigner à jamais des lieux qu’elle habitait ?