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comparable au triomphe poursuivi un jour par lui sur M. l’archevêque de Paris et à la constatation de sa victoire, déguisée en soumission apparente. Mgr Sibour, si l’on s’en souvient, avait, par un acte épiscopal, réprouvé et condamné le journal l’Univers pour ses excès de polémique ; il ne savait pas à quelle puissance il avait affaire. Mon Dieu ! que demandait M. Veuillot à son évêque pour le rétablissement de la paix ? Rien, peu de chose : il lui demandait de se rétracter, de retirer sa condamnation, et pour aider Mgr Sibour à se bien persuader qu’il devait se désavouer, le journaliste se servait de ses appuis à Rome. Ce jour-là, pour le plus grand avantage du catholicisme et de l’autorité épiscopale, le lettré l’emportait sur le prélat. C’était la manifestation complète de l’humilité de l’homme désigné la veille comme un pamphlétaire.

Et puis au fond que signifie donc toute cette affectation de dédain pour la littérature et pour la presse qui se déploie si souvent en risibles imprécations ? M. Veuillot ne s’aperçoit pas que c’est un ridicule immense de sa part de livrer la plume aux dérisions vulgaires, car enfin à quoi doit-il sa notoriété, si ce n’est aux lettres, et que serait-il, s’il n’avait eu un journal ? — Il serait un catholique, dira-t-il, et cette noblesse lui suffit. — Fort bien ; mais alors on ne voit pas ce qui peut forcer M. Veuillot à ne pas se contenter de cette noblesse et ce qui peut le pousser à rechercher le bruit à tout prix. Je n’entrevois qu’une explication : M. Veuillot juge de la profession et de la dignité des lettres par ce qu’il a vu en lui et autour de lui ; il ne paraît pas avoir vécu dans la meilleure compagnie. Le fait est qu’on ne peut guère respecter le don de l’intelligence lorsqu’on dit qu’on a considéré la plume dans sa main comme le couteau dont se sert l’enfant de l’Orénoque pour scalper l’ennemi vaincu. On ne peut sentir ce qu’il y a de généreux et d’élevé, ce qu’il y a de noblesse dans les luttes de l’esprit, lorsqu’on dit : « J’ai peu d’estime pour ce que l’on appelle une conviction. Toute conviction qui n’est point religieuse est le sophisme spécieux de la passion, de l’entêtement et de l’intérêt. » Et enfin M. Veuillot donne une médiocre idée du monde qu’il a fréquenté quand il convoque en souvenir ses amis pour leur dire : « Je vous connais ; — j’ai lu vos livres, j’ai entendu vos discours, je me suis assis à vos festins ; je vous ai servis, je vous ai loués, je vous ai admirés, je vous ai sifflés. Je vous ai vus à jeun et ivres, ivres non-seulement de vanité, d’ambition et de haine, mais ivres de viande et de vin comme des Suisses de Berne. » Si c’est en effet dans une telle compagnie qu’a vécu M. Veuillot, je conçois qu’il ait une mauvaise opinion des lettres ; mais il oublie qu’il peut y avoir quelque part un monde fort étrange qu’il ne paraît pas connaître, où les écrivains boivent de l’eau, estiment qu’une conviction, fût-elle de la raison ou du cœur, vaut qu’on s’y dévoue, et