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Nul bruit, sinon le mugissement lointain d’un taureau mal endormi, ou le tintement d’une clochette, ou, quand nous venions à rencontrer une lourde charrette traînée par des bœufs et reconduisant à leur gîte une troupe d’ouvriers de campagne, le cri plaintif de l’essieu et la voix rauque de ces enfans du steppe qui entonnaient un Ave Maria. Le prince avait entrepris de m’expliquer le système d’exploitation agricole en usage dans ces champs romains que l’étranger qui ne fait que passer prend pour des friches improductives, pour des terres vaines et vagues, sans maître, sans possesseur, biens de famille des vents et des oiseaux. Par instans il s’interrompait pour me montrer du doigt, au sommet d’un tertre, une vieille tour ou une barrière de bois se profilant en noir sur un ciel d’un jaune doux comme l’or d’une jonquille. Quand la lune se fut levée et commença d’argenter cette solitude silencieuse, il ne m’entretint plus de culture patriarcale, mais de la cabale des Juifs et de ses profondeurs mystiques. En l’écoutant, j’éprouvai une étrange impression. Il me semblait, tant ses idées et son langage étaient bizarres, que ce prince romain qui me parlait était un revenant, un homme d’un autre âge égaré dans le nôtre, et, quand il se penchait vers moi, je croyais voir flotter au fond de ses grands yeux mélancoliques l’âme d’un siècle mort qui soupirait après la vie.

— Et quand le baron Théodore eut terminé son discours, dit Mme Roch, la duchesse d’Urbin n’invita point madonna Margherita et madonna Costanza à danser la roegazze, mais elle s’écria : Messieurs, j’ai déjà deux fois entendu chanter mon coq.


Victor Cherbuliez.