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Enfin j’arrive, j’escalade un petit degré, je traverse une terrasse, je m’élance dans la grande salle enfumée de l’osteria. O bonheur ! je me trouve face à face avec le prince Vitale, qui, assis sur une escabelle, était entouré d’une dizaine de jolis marmots qu’il s’amusait à faire jaser. Il parut fort étonné de me voir. — Prince, lui dis-je, je vous cherchais. — Et, lui montrant mes habits ruisselans, je m’écriai d’un ton tragique : — Voyez tout ce que je souffre pour l’amour du Tasse ! — a ces mots, je me laissai tomber sur une chaise ; le violent exercice que je venais de me donner m’avait mis hors de moi : je me sentais près de suffoquer, et pendant quelques minutes je ne sus plus où j’en étais. Le prince tira de sa poche un flacon de sels et me le fit respirer. Comme je reprenais mes sens, Scévola entra. — Eh quoi ! mon ami, lui dit le prince d’un ton de reproche, tu avais une cape, et tu ne l’as pas donnée à M. le baron ! — Excellence, répondit-il, il l’a refusée en disant qu’un homme en vaut un autre, et qu’il n’entendait pas que je m’enrhumasse pour lui… — Le prince me regarda avec tendresse, et, me serrant la main : — Mio caro, me dit-il, vous êtes un homme selon mon cœur ! — Et au ton dont il prononça ces mots je m’aperçus que je venais de me concilier subitement son affection. Il exigea que je me misse entre deux draps, pendant qu’on sécherait mes habits. Je ne pus l’empêcher de me débotter de ses mains. Quand je fus au lit, il m’apporta un cordial de sa façon.

Après avoir bu : — Prince, lui dis-je, le Tasse… — Ah ! baron, de grâce ! — fit-il en reculant d’un pas ; mais moi, le retenant par le bras : — Le Tasse, repris-je, était un ambitieux, un esprit Chimérique… — Et je lui rapportai en quelques mots ce que m’avait dit l’abbé Spinetta. Il essaya d’abord de rompre les chiens ; puis il se décida à m’écouter. Peu à peu il devint pensif, sa figure prit une expression de profonde mélancolie, et quand j’eus fini, se promenant en long et en large dans la chambre : — Hélas ! oui, s’écria-t-il, tout cela est vrai, tristement vrai ; mais ce n’est que la moitié de la vérité. Que monseigneur Spinetta fasse le procès au caractère du Tasse, je ne puis lui en vouloir ; mais que ne le fait-il aussi à sa destinée ? Pourquoi ne pas vous dire que le plus grand malheur de ce divin génie fut d’être né cinquante ans trop tard, et que, si les Grégoire XIII et les Sixte-Quint eussent été des Léon X, l’auteur de la Jérusalem ne serait peut-être pas devenu fou ? Pourquoi ne pas vous citer ces mots que sa plume laissa plus d’une fois échapper : O rigor, o strettezza dei tempi ? Pourquoi ne pas vous dire enfin que les aigles à qui on interdit de regarder le soleil se dévorent et prennent la vie en dégoût ?… — Il réfléchit un instant, puis il ajouta : — Si demain vous êtes à Rome, venez déjeuner avec moi. Puisque vous le voulez