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des échasses. Comme Léonore, la comtesse de Lodrone a des yeux qu’on prendrait pour des étoiles tombées du ciel ; comme Lucrèce, la signora Laura Caracciola allume des incendies dans tous les cœurs… Voilà des flammes qui ne brûlent que le papier, et encore !… Avez-vous lu les Rime de Luigi Alamanni ? Lui aussi, il a mis ses commentateurs à la torture, car il a chanté tout à la fois une Cinthie, une Flore, une Béatrix, une belle Génoise qu’il appelle ligure pianta, et il a passé sa vie à mourir d’amour en imagination. Ainsi le voulait la mode.

— Cette mode, lui dis-je, me fait penser à nos précieuses de France, à leurs mourans, et à ces vers de Boileau :


Faudra-t-il de sang-froid, et sans être amoureux,
Pour quelque Iris en l’air faire le langoureux,
Lui prodiguer les noms de Soleil et d’Aurore,
Et toujours bien mangeant mourir par métaphore ?


— Une chose m’étonne, reprit-il, c’est qu’il ne se soit trouvé personne pour soutenir que le Tasse avait aimé éperdument Catherine de Médicis. Elle avait cinquante-deux ans lorsqu’il la vit à Paris en 1571. Elle lui fit présent de son portrait, et ce portrait lui a inspiré quelques-uns de ses vers les plus brûlans… Pour moi, plus j’ai étudié ces Rimes amoureuses, plus je me suis convaincu que la grande passion en est absente, cette passion de feu, cet amour tragique qui fait la destinée d’un homme et lui ouvre les portes d’un enfer ou d’un paradis. Je défie qu’on m’en cite un vers où se fasse entendre un cri de l’âme. Partout j’y vois régner la galanterie et son jargon fleuri ; désespoirs et félicités amoureuses, tout y trahit par endroits le bel esprit qui s’ingénie. Chanter les belles était l’office des poètes de cour, et dans ce genre de grandes libertés leur étaient accordées ; nulle gêne imposée à leur plume, elle avait la bride sur le cou. Ne vous étonnez donc pas de certaines descriptions un peu vives. Au XVIe siècle, ces audaces de pinceau ne surprenaient et ne scandalisaient personne. Admirez plutôt par quels ingénieux procédés le poète a sauvé l’inévitable monotonie de son sujet. Il invente mille situations, il varie les poses de son modèle ; il fait un sonnet sur sa dame brodant, sur sa dame dansant, sur sa dame jouant de la guitare, sur sa dame marchant dans la neige, sur sa dame vêtue de noir, sur sa dame dont le vent a dénoué les cheveux, sur sa dame tenant une fleur entre ses doigts, sur sa dame… pêchant à la ligne !… Et que pensez-vous de ses trois longues canzoni sur les mains de sa dame, comparables, selon lui, à ces mains qui ont créé le soleil et les étoiles ? Un jour aussi, elle lui a fait présent d’une… salade ! Cette salade, à l’entendre, possède