Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/398

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


VIII

— Ah çà ! mon cher baron, dit Mme Roch, savez-vous que j’en veux à votre monsignor ? Il m’a gâté le Tasse. L’amant de Léonore devenant fou par amour était un bien autre héros de roman que ce glorieux, ce fanfaron qui se perd par vanité, ce roi de théâtre qui a fini par tendre la main, cet esprit à la fois très creux et très positif, ce pauvre homme qui m’a toute la mine de n’avoir aimé sérieusement que deux choses, la renommée et l’argenterie. Et voilà donc les deux Léonore entre lesquelles se partageait son cœur ! Oh ! l’agréable découverte qu’a faite là votre Spinetta !

— Madame, je comprends votre dépit ; mais, comme dit le proverbe : « Platon m’est cher, le Tasse m’est cher, la vérité m’est plus chère encore. »

— Ah ! dit-elle, ce ne sont pas les femmes qui ont inventé ce proverbe-là.

— Eh bien ! madame, je suis plus femme que je ne veux bien le dire, car je ne pus dissimuler à l’abbé Spinetta que j’avais trouvé ses dissections un peu brutales. — Que voulez-vous ? me répondit-il. J’étais las d’entendre nos tassistes répéter sans cesse que le Tasse a été un très grand poète, un très grand philosophe, un très grand homme, et attribuer tous ses malheurs à je ne sais quel accident, comme si les superlatifs et les accidens avaient jamais rien expliqué. Eh ! sainte Vierge ! les hommes de génie ont un caractère comme le commun des martyrs, et c’est ce caractère qu’il faut démêler, quand on veut s’expliquer leur destinée, car soyez convaincu que nous sommes toujours les artisans de notre fortune. Aussi un beau jour j’ai forcé le Tasse de se confesser, et j’ai tiré de lui l’aveu qu’il joignait à un esprit chimérique une âme faible, inhabile à se gouverner, et que cette fâcheuse combinaison avait été la source de ses inconséquences et de ses disgrâces. Après cela, reprochez-moi, si vous le voulez, d’être demeuré trop fidèle à mes habitudes de directeur de conscience. Qui sait ? La critique du confessionnal n’est peut-être pas la moins bonne. Et là-dessus veuillez me pardonner si je vous ai chagriné, veuillez m’excuser si je vous ai ennuyé… — Nous prîmes congé de nos vénérables chênes, qui nous avaient écoutés sans mot dire, et nous redescendîmes à Frascati.

Chemin faisant, je pensai, à propos du Tasse, à un grand poète portugais qui, après avoir été soldat, après avoir perdu un œil d’un coup de feu, après avoir erré dans tout le monde, après avoir connu toutes les douleurs de l’exil, de la captivité et de la misère, mourut