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Quelle pitié ! un Tasse à genoux devant des nains ! un idéaliste, un amant des beautés ineffables, qui, en redescendant de ses nuages, ne sait pas se tenir debout ! Ô pauvreté, comme vous avilissez ceux qui ne savent pas être fiers de vous !

Le grand mal, c’est que son utopie, son rêve maudit, le tient toujours. Il a beau dire qu’après avoir dormi et songé pendant vingt ans il s’est enfin réveillé : il a la folie de croire encore aux princes ; il cherche une cour où l’on consente à l’entretenir, à l’entourer de soins et de respects en le dispensant du service. Un appartement gai, la table, de la compagnie, un bon domestique qui ait du flair et s’entende à éconduire les fâcheux, des loisirs pour étudier et pour écrire, un brevet de pension et la liberté de faire tout ce qui lui plaira,… comme vous le voyez, c’est toujours l’ancien programme. Et il erre de lieu en lieu, il se transporte d’un bout de l’Italie à l’autre pour découvrir ce patron complaisant qui lui donnera tout sans rien exiger en retour que quelques vers, quelques sonnets. Vaine recherche ! à Urbin, comme à Mantoue, comme à Florence, on lui veut imposer des sujétions auxquelles il ne saurait se plier. Ah ! que les temps sont durs ! Ah ! que les princes ont le cœur mal placé !… Alphonse, vous n’avez qu’à dire un mot, à faire un signe ; votre victime ira se remettre entre vos griffes. Mais Alphonse n’a garde ; il affecte d’ignorer qu’il y ait un Tasse au monde.

Rebuté par les cours, pour sortir de son indigence, il s’efforce de rentrer au moins en possession du modeste héritage de sa mère, qui a passé à des mains étrangères. Il entreprend un interminable procès, il plaide, il sollicite ses juges, il multiplie les démarches pour obtenir du saint-siège une excommunication en bonne forme contre sa partie adverse. Au milieu de tous ces tracas, il continue à tort et à travers son métier de poète ; j’ai dit son méfier, car adieu l’art, adieu l’inspiration ! Il a levé boutique de poésie, il se tient au courant de toutes les fiançailles, de tous les mariages ; les épithalames sont des marchandises de défaite. Son magasin est aussi très bien monté en éloges, en panégyriques. Regardez à la devanture ; quel étalage de métaphores, de prosopopées ! Boutique de fripier, à vrai dire ; peu de nouveautés, ce ne sont que vieux articles qui ont déjà servi. Ah ! que ne peut-il tarifer ses marchandises ! Tant pour une hyperbole un peu forte, tant pour être comparé à Hercule, tant pour être égalé au soleil, tant pour avoir l’honneur de figurer, au vingtième chant de la Jérusalem conquise, dans la liste des cavaliers magnanimes et courtois qui seraient dignes de se mesurer avec les Titans ! Par malheur, il n’a pas le droit de fixer ses prix ; chacun paie ad libitum, et combien de ses chalands ne s’acquittent qu’en monnaie de singe ! Il s’en plaint amèrement, il s’indigne de l’avarice