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par une certaine modération, ne se laissent plus regagner quand on les a trop offensés. Leur provision de patience épuisée, ils ne reviennent pas, et, leurs passions ayant alors un faux air de raison, le scrupule n’a pas accès dans leur âme… Lorsqu’en 1586, à l’âge de quarante-deux ans, le Tasse fut remis en liberté, il n’était plus que l’ombre de lui-même, et en sortant de Sainte-Anne il y laissa deux trésors à jamais perdus pour lui, sa dignité et son génie.

— Je vois, lui dis-je, que vous n’en jugez pas comme fra Antonio.

— Fra Antonio ? me répondit-il d’un ton dédaigneux. Qui est-ce donc ?

— Un brave religieux de Saint-Onuphre, qui, Dieu lui pardonne ! soutient qu’il y a plus de génie dans les Larmes de Jésus que dans la Jérusalem délivrée !

— Allez donc chercher de vrais lettrés parmi ces frateschi ! Monsieur le baron, lisez, si vous en avez le courage, lisez tous les poèmes qu’a écrits le Tasse au déclin de sa vie, et vous m’en direz des nouvelles ! Je consens qu’il se trouve de fort beaux passages dans les Sette Giornale, quelques belles tirades dans le Torrismorudo, quelques beaux vers dans la seconde Jérusalem) mais quelques étincelles noyées dans des torrens de fumée ne font pas un bouquet d’artifice fort réjouissant à voir, et, en étudiant ces dernières productions d’une muse mourante, je me rappelle que le grand poète comparait lui-même son imagination flétrie par le malheur à un vieux mur peint à fresque qui voit ses couleurs, jadis si brillantes, pâlir, s’écailler et tomber. À vrai dire, je connais des gens qui, comme votre fra Antonio, font état des Larmes de Jésus et des Larmes de Marie. Que vous dirai-je ? foi d’ecclésiastique, ces deux élégies sont pleines des meilleurs sentimens ; foi de critique, elles sont pitoyables, car, je vous l’avouerai tout bas, si les bons sentimens ont leur prix, en matière de poésie il n’y a que les bons vers qui comptent…

Mais ce n’est pas seulement son génie que le Tasse laissa aux mains de la fortune : l’adversité avait aussi brisé le ressort de son caractère. Trop longtemps ployée, sa volonté ne se redressa plus. Le malheur retrempe les forts ; il ôte aux faibles, pour parler avec Homère, la moitié de leur âme. Hélas ! oui, le Tasse rendu à la liberté est un spectacle plus douloureux encore que le Tasse prisonnier, et je ne sache rien de plus navrant que la lecture de sa correspondance durant les neuf dernières années de sa vie. « Je suis pauvre ! je suis malade ! j’ai la fièvre ! Ne se trouvera-t-il personne qui me tende une main secourable ? » Voilà son éternel refrain, et il s’abaisse parfois à des prosternations dont on rougit pour lui.