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de sens rassis, assai in cervello, il partageait son temps entre ses livres, ses études, les visites que lui rendaient ses amis ou des curieux attirés par le bruit de sa gloire et de ses malheurs. Plus d’une fois on lui permit de sortir pour faire ses dévotions, pour assister à des tournois, à des mascarades. Ne faisons pas d’Alphonse II un tyran de mélodrame. Ce prince hautain se contenta de venger sa majesté offensée en courbant sous le joug de la servitude le front rebelle qui l’avait bravé. Et qu’était-il besoin de recherches de cruauté pour que le Tasse prisonnier se sentît le plus malheureux des hommes ? La maladie, de fréquens accès de fièvre, ses rêves à jamais évanouis, son génie méconnu, les bouillonnemens de sa fierté outragée, l’incertitude du lendemain, des bruits lointains de fêtes qui ravivaient dans son cœur le souvenir amer de ses grandeurs et de ses triomphes d’autrefois ; avoir aspiré à tout, et un jour, hélas ! tout possédé, et aujourd’hui n’être plus rien, et aujourd’hui vivre dans le mépris et l’abandon à deux pas de ce palais où naguère… Ah ! n’y avait-il pas là de quoi lui faire de Sainte-Anne un enfer ? Aussi que d’efforts pour en sortir !… Il remuait le ciel et la terre, fatiguait l’air de ses plaintes, faisait présenter des suppliques et des placets à tous les princes d’Italie, aux seggi de Naples, au sénat de Bergame, à l’empereur, au pape. Par momens il se reprenait à espérer, et, son espoir étant déçu, il avait des fureurs à faire trembler ; mais bientôt, s’affaissant sur elle-même, cette âme affolée languissait sous le poids de ses infortunes. Alors il pleurait comme un enfant ; saisi d’épouvantes mystérieuses, il se croyait le jouet d’un esprit de ténèbres rôdant sans cesse autour de lui, il ne parlait plus que de sortilèges, d’enchanteurs ; il s’écriait qu’il était la victime de quelque noir maléfice et accusait le prieur de l’hôpital d’être d’intelligence avec les magiciens. Et tout à coup, par une réaction singulière de son esprit mobile, il se mettait à raisonner comme un sage, prenait la plume, composait de doctes traités de morale, citait Platon et saint Augustin, se flattait d’obtenir sa grâce en représentant à Alphonse que selon Aristote la justice est universelle ou particulière, qu’à son tour la justice particulière se divise en justice distributive et en justice corrective, que dans l’une comme dans l’autre on retrouve les proportions géométriques et arithmétiques, et au demeurant il soutenait comme devant que les nombres et l’harmonie sont le secret des choses, et que tout dans ce monde procède musicalement…

Il faut croire que le duc Alphonse ne se connaissait guère en musique. Pendant sept années, il tint sous ses pieds sa victime, tour à tour furieuse ou gémissante… Il est dangereux-de pousser à bout les Alphonse II, Ces cœurs altiers, dont la dureté naturelle est tempérée