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Pour la seconde fois il s’enfuit. De son pied poudreux, il s’en va de Mantoue à Padoue, de Padoue à Venise, de Venise à Pesaro, de Pesaro à Urbin, d’Urbin en Piémont. De nouveau le mal du pays le reprend et le désir aussi de ravoir ses manuscrits. À son arrivée, il trouve Ferrare en fête : Alphonse épouse en troisièmes noces Marguerite Gonzague. Partout des apprêts, un somptueux appareil, de la musique, des masques courant les rues. Hâve, décharné, le cœur en proie au vautour qui le ronge, il erre comme un fantôme parmi cette foule ivre de tumulte et de joie. Il s’approche du palais, il en contemple d’un œil hagard les murailles magnifiquement parées qui l’ont publié… « C’est moi ! Je suis le Tasse !.» » Quoi qu’il dise, elles ne le reconnaissent point. Ces lieux témoins de ses félicités passées et où il se sent étranger, les chuchotemens des courtisans, les regards insultans de ses ennemis, la joie maligne qui se peint sur leur front, le duc et son frère le cardinal qui lui refusent une audience, les princesses, ses protectrices, qui le consignent à leur porte… Ah ! c’en est trop ! Pourtant il se contient encore. Il fait parler, écrire au duc. Que cet homme de bronze le prenne en pitié ! qu’on lui rende au moins ses chers manuscrits ! Point de réponse. Alors il éclate ; sa fureur déborde en un long torrent d’invectives, il maudit tous les d’Este, il maudit tous les princes et les princesses qu’il a loués dans ses vers, il appelle sur ces ingrats, sur ces pervers, la vengeance du ciel, l’exécration des muses… À ce coup, Alphonse parle, et sa réponse est brève : « Qu’on le conduise à l’hôpital des fous ! »

— Oh ! la mélancolique histoire ! m’écriai-je ; on ne peut l’entendre sans que le cœur se serre… Mais, je vous prie, que pensez-vous de ce fameux caveau qu’on montre à Ferrare…

— À quoi bon se mettre en frais de roman quand l’histoire est si tragique ? Ce qui est certain par ses lettres, c’est que le Tasse fut d’abord détenu dans une étroite et triste cellule qui ressemblait à un cachot, et où il endura quelque temps toutes les misères de la plus dure captivité, mal nourri, manquant de linge, privé de tous les soins que réclamait sa santé, privé même des secours spirituels qu’il sollicitait avec la véhémence du désespoir, car à ses souffrances, à ses appréhensions, était venue se joindre la peur de l’enfer. Toutefois il est également certain qu’on ne tarda pas à le transférer dans un logement plus salubre et plus spacieux, comme le prouvent ses lettres datées de son appartement de Sainte-Anne, da le mie stanze. Là il recouvra les commodités de la vie qu’on lui avait d’abord refusées ; il faisait souvent bonne chère et pouvait savourer à son aise les fruits confits et les petites friandises que lui envoyaient de bons pères bénédictins. Dans les momens où il était