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dans l’affaire de la cassette, et qui se venge en l’attirant dans un guet-apens. Seul contre quatre, il se défend comme un lion, met en fuite ses assassins, et tout Ferrare chante en chœur :


Colla penna e colla spada
Nessim val quanto Torquato.


— Triomphe éphémère ! Il se sent enveloppé dans ces trames secrètes qu’on ne rompt pas à coups d’épée. À ses justes inquiétudes s’ajoutent des terreurs imaginaires ; il s’exalte, il perd le sens. Dans un nouvel accès de fureur, il frappe d’un couteau, sous les yeux de la duchesse d’Urbin, un serviteur du palais. Pour châtier ses emportemens, le duc Alphonse l’a tenu sous les verrous pendant quelques jours ; il ne peut oublier cet outrage ; son imagination effarée le dévore, il se figure tout l’univers conjuré contre lui ; il se croit même poursuivi par l’inquisition pour crime d’hérésie. Son égarement va jusqu’à craindre qu’on n’attente à ses jours ; il ne rêve que poison, refuse toute nourriture. « Preuve manifeste de sa folie, écrivait le duc quelques mois plus tard, car si nous l’avions voulu, il nous était bien facile de nous défaire de lui. » Enfin il s’enfuit, traverse à pied toute l’Italie jusqu’à Sorrente, et, déguisé en pâtre, vient demander asile à sa sœur ; mais il ne tarde pas à regretter Ferrare et ses manuscrits restés aux mains de ses ennemis. Il demande sa grâce, il l’obtient à la condition de se reconnaître pour fou et de se laisser purger. Le magnanime Alphonse affecte d’avoir tout pardonné, et toutefois il lui marque son ressentiment en le blessant à son endroit le plus sensible, dans son orgueil de poète. « Persuadé qu’il y avait quelque peu de superbe dans mon humilité, il voulut me traiter de telle sorte que je dusse toute ma gloire à ses bienfaits, non à mes travaux et à mes ouvrages… Aussi toutes mes compositions, plus il les avait prisées autrefois, plus elles commencèrent à lui déplaire. Si je l’avais écouté, j’aurais renoncé à toute célébrité, à toute renommée littéraire ; il aurait voulu me voir, menant une vie molle, délicate et oisive au milieu des aises et des plaisirs, quitter, déserteur de la vraie gloire, le Parnasse, le Lycée et l’Académie pour les logemens d’Épicure, et m’y choisir pour demeure un de ces réduits où ni Virgile, ni Catulle, ni Horace, ni Lucrèce lui-même n’ont jamais consenti d’habiter. » N’entendez-vous pas Alphonse dire en ricanant au poète : — Messer Torquato, vous vous êtes toujours flatté de vivre chez moi sans y rien faire pour mon service, sinon de me chanter dans vos vers. En bon prince, je veux aller au-delà de vos désirs. Ne faites rien, absolument rien, pas même des vers… Aussi bien je ne suis plus d’humeur à les trouver bons…