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et, en dehors des questions de foi, je me pique d’être un véritable épicurien. Malheur à qui s’inquiète du lendemain 1 J’étudie à mes heures ; le resté du temps je ris, je chante, je bavarde… Il n’y a pas de baron ni de ministre du duc, pour haut placé qu’il soit, qui me trouve disposé à lui porter respect, et notre grandissime lui-même (le Montecatino), s’apercevant de ma morgue, s’empresse souvent de me saluer le premier, à quoi je réponds avec tant de hauteur et de gravité qu’on me prendrait pour un Espagnol. Les bonnes gens disent : D’où lui est venu tant d’arrogance ? A-t-il trouvé un trésor ? Depuis mon retour, je n’ai dîné que deux fois hors du logis, et encore me suis-je fait prier ; en revanche, j’ai accepté sans façons la place d’honneur au haut bout de la table. J’ai fait examiner ma nativité par trois astrologues. Sans me connaître, ils ont déclaré tout d’une voix que j’étais un grand homme de lettres, et ils me promettent une très longue vie et la fortune la plus éclatante… Ils ont si bien rencontré, que je tiens pour certain de devenir un grand homme, et je fais montre de mes grandeurs comme si je les possédais déjà. Ils se sont tous accordés à dire que j’obtiendrai beaucoup de choses par les femmes. Or j’ai reçu hier une longue lettre de la duchesse d’Urbin, qui s’offre à employer en ma faveur tout ce qu’elle a de crédit auprès de son frère. Et de son côté Mlle Léonore m’a dit aujourd’hui que jusqu’à ce jour elle n’avait pas été fort à son aise, mais que, maintenant qu’elle est entrée en possession de l’héritage de sa mère, elle m’accordera quelques secours. Je ne demanderai rien, j’accepterai tout… Pour en revenir à la duchesse d’Urbin, elle m’avait encore écrit ces jours passés pour me reprocher ma lenteur à faire imprimer mon poème ; aujourd’hui elle s’en exprime plus clairement encore et fait paraître quelque dépit de ces retards. Cela me cause un peu d’humeur, et ce qui me fait monter aussi la moutarde au nez, ce sont les aboiemens de quelques chiens braques qu’on lâche à mes trousses… Mais il me plaît de mépriser ces roquets et de croire à mon étoile… Nargue des cuistres. »

… Au fond, en dépit de ses accès de jactance, reprit l’abbé Spinetta, il était inquiet ; les enfans chantent en passant de nuit dans un bois. Enfin les envieux qui complotaient sa perte se décident à frapper les grands coups, et tout moyen leur semble bon. On intercepte et on décachette ses lettres, on ouvre avec de fausses clés une cassette où il renfermait ses correspondances, et on met sous les yeux du duc des papiers compromettons, apparemment des pièces relatives à ses négociations avec les Médicis. Alors une sombre mélancolie s’empare de lui ; il est en proie à une défiance universelle. Un jour il soufflette un courtisan qu’il soupçonne d’avoir trempé