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Toscane, qui lui dispute la préséance, et déjà son front s’était rembruni, quand Cristofano de Fiume et Antonio Montecatino se sont avancés vers lui, et Cristofano a dit : Altesse, je viens de découvrir un moyen de doubler vos revenus. Et Antonio : Altesse, je viens de découvrir un bon tour à jouer à ce François de Médicis que vous n’aimez pas. Il ne les a pas embrassés, mais il s’est dit à lui-même : Oh ! que voilà des magiciens plus utiles que l’autre ! Tancrède, bergers d’Arcadie, en cet instant vous étiez bien loin de sa pensée… Ne vous récriez pas, Torqualo, je connais tous ces d’Este. Ce faux Tancrède, croyez-moi, cache sous ses airs de chevalier une humeur froide et sévère, et quant à sa franchise… Ah ! tenez, je viens de lire une dépêche de l’envoyé de Toscane, Orazio Urbani, et j’y ai vu ces mots : Le seigneur duc Alphonse a l’habitude de s’exprimer avec de longs circuits de belles paroles si bien agencées, qu’il est impossible de savoir ce qu’il y a dessous… Défiez-vous des belles paroles, Torquato ! défiez-vous de ces habiles gens qui apprennent au maître à spéculer sur les farines et à se venger des Médicis ! défiez-vous de ces Ascanio, de ces Maddalo, consommés dans l’art de pratiquer de sourdes menées et de porter des coups fourrés ! Dès que votre étoile aura pâli, l’une de ces langues qui distillent du venin… Ah ! Torquato, prenez-y garde ! on s’endort sur un lit de roses et l’on se réveille, à Sainte-Anne, »

— Fort bien ; mais je l’entends vous répondre : Monseigneur, prenez-y garde ! À parti pris, point de conseil.

— Oui-da, reprit-il, je m’en lave les mains ; j’ai fait ce que j’ai pu ; pourquoi n’a-t-il pas voulu m’en croire ? Et voyez si tout ne s’est pas passé comme je l’avais prédit. Les lunes de miel ne sont pas éternelles. Le duc Alphonse a fini par se refroidir pour cet oisif qui se vante orgueilleusement d’être le seul de ses serviteurs qui ne le serve pas. Un jour que le Tasse lui fait demander un tonneau de : son meilleur vin, il accompagne ce présent d’un distique de sa main où perce l’amertume d’un cœur aigri : — Qu’une pièce de vin soit donnée au Tasse ! qu’il boive, qu’il écrive, qu’il se repose et se promène ! — Un autre jour, à l’instigation des ennemis du poète, il lui fait offrir une charge dans le gouvernement de Modène. « S’il refuse, pensaient les Ascanio et les Maddale, il témoignera peu de zèle pour les intérêts de son maître ; s’il accepte, Dieu sait comme il se tirera d’un métier pour lequel il n’a ni goût ni talent ! » Le Tasse n’hésita pas, il refusa net ; mais de toutes les imprudences qu’il commit, la plus grave est celle qu’a signalée le premier le marquis Capponi. En 1575, le Tasse forma le projet de quitter Ferrare. Il sentait sa position menacée, son bonheur sur le déclin ; il se plaignait que son patron ne fût pas fidèle à ses promesses. À la vérité,