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Voilà parler, baron. Et pour le dire en passant, après un tel aveu, je me permets de douter que le Tasse ait jamais été cet amant passionné qu’on s’est plu à nous peindre. On n’a qu’une passion dominante. Foi de directeur ! une telle ardeur d’ambition et de gloire ronge l’âme et n’y peut laisser à l’amour qu’une place subalterne. De peur que nous n’en doutions, le poète a pris soin de s’en expliquer. Dans un sonnet adressé à Leonora Sanvitale : « Madame, s’écrie-t-il, vous seule pouvez me rendre la santé. Faites descendre la rosée bienfaisante de l’oubli sur les épines qui me déchirent, sur les déplaisirs que me cause mon honneur blessé et qui troublent le repos de mes nuits :

Spinose cure mie d’onor pungente… »


Et il souhaite que les charmes de la belle comtesse lui soient un remède à son grand mal, medicina al mio grati male.

— Serviteur à la médecine ! m’écriai-je. Voilà un amour qui sent furieusement la pharmacie. Ah ! monseigneur, vous êtes cruel.

— Eh bien ! dit-il en riant, pour l’amour de Platon et de l’idéal, quittons ce sujet et hâtons-nous de conclure que, de l’humeur dont il était, le Tasse dut commettre faute sur faute à la cour de Ferrare. Impuissant à se gouverner, son orgueil intraitable s’échappait dans ses discours, et ses hauteurs envenimaient des inimitiés qu’il aurait fallu adoucir par de la modestie et des prévenances. Exigeant, susceptible, les marques de faveur que recevaient ses rivaux lui donnaient de l’ombrage ; en toute rencontre, il voulait avoir le pas sur des hommes que leurs services rendaient chaque jour plus considérables, plus influens, et il leur disputait avec humeur le cœur d’un maître qu’il ne devait pas tarder à fatiguer de ses prétentions et de ses murmures.

Je sais un homme qui prétend que le premier des plaisirs est de se faire des ennemis, et le second de s’en défaire : en tout bien tout honneur, s’entend. De ces deux talens, le Tasse ne possédait que le premier, et il eut le tort d’aimer à guerroyer sans avoir le génie de la guerre. En vérité, il était de ces gens qui devraient s’arranger pour ne se brouiller jamais avec personne, parce qu’ils sont sûrs d’avance de perdre partie, revanche, et le tout. Il manquait de souplesse et de sang-froid ; jamais homme né fut moins propre à déjouer une intrigue. Dans le portrait flatté qu’a fait de lui le Manso, il est un trait qui me frappe. Après avoir vanté sa dextérité dans tous les exercices du corps, le bon marquis convient que la nature lui avait cependant refusé cette aisance et cette prestesse dans les mouvemens qui font le cavalier accompli, et il nous apprend aussi que dans les controverses publiques son illustre ami était plus admiré