Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/38

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Oui, tout cela est vrai, mon cher baron ; mais tout cela est trop vague, trop général, et ne résout pas le problème… Et tenez, procédons méthodiquement. Il est deux points que vos dix-sept orateurs ont eu le tort de confondre : la captivité du Tasse et sa folie. Pourquoi le Tasse a-t-il encouru la disgrâce d’Alphonse II ? Pourquoi le Tasse est-il devenu fou ? Sa folie fut-elle la cause ou l’effet de ses malheurs ? O la méthode, la méthode, mon cher baron ! la méthode est la mère de la science.

— Cependant, dis-je au prince, le système des amours a l’avantage de résoudre les deux questions du même coup. Le Tasse aima la princesse Léonore ; cet amour lui attira la colère du duc, qui le fit emprisonner. Séparé de sa maîtresse, la douleur le rendit fou.

— À cela je répondrai, me dit-il, que le système des amours n’est qu’une conjecture, une pure supposition, qui a l’inconvénient de ne reposer sur rien. Vous m’objecterez l’anecdote du baiser. Cette historiette, mon cher baron, inconnue à tous les contemporains, a été recueillie par Muratori un siècle et demi après l’événement. Muratori assure avoir entendu dire dans sa jeunesse à l’abbé Francesco Carretta de Modène, alors très vieux, qui le tenait lui-même du célèbre Alessandro Tassoni, qui le tenait d’un quidam inconnu, qu’un jour le Tasse… Vous l’avouerai-je ? Un tel ricochet d’ouï-dire m’est suspect… Mais les Rime amorose du Tasse ! me direz-vous encore. Ah ! parlons-en, mon cher monsieur. Charmant verbiage amoureux, si vague et si confus, qu’après deux siècles et demi de discussions on en est à se demander si c’est une Lucrèce, si c’est une Léonore, si c’est une princesse, si c’est une duchesse, si c’est une comtesse, si c’est une camériste que le poète aima ! Érudits d’Italie et d’outre-monts, têtes grises, fronts chenus, grands éplucheurs de mots, grands raisonneurs bardés de syllogismes, disputez, argumentez, rompez des lances qui pour la grande dame, qui pour sa suivante, qui pour la rose superbe, qui pour l’humble violette ! Dans deux mille ans, je vous jure, ces débats dureront encore.

… Madame, les saints d’Italie ont parfois des gestes d’enfant mutin qui leur siéent à ravir. Le prince Vitale se saisit du volume qui contenait les Rime amorose, et le fit danser entre ses mains en le regardant avec un sourire narquois, puis, l’ayant approché de son oreille : — Oh ! la charmante musique ! s’écria-t-il. De ces pages, où l’amour respire, sort un murmure, un bruissement aérien. On dirait ces soupirs qu’exhalent sur le passage du vent les cordes d’une harpe éolienne. Sonnets enflammés, madrigaux coquets et musqués, longues canzoni sentimentales et rêveuses qui se bercent et se balancent sur les ailes du désir comme une libellule sur la pointe d’une herbe folle, tous ces vers parlent, soupirent. Baron,