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de sa pensée, et ses passions même reconnaissent les lois de l’harmonie. Du reste, cet homme si agréable et si accompli n’oublie pas qu’il a une mission à remplir dans ce monde ; épousant avec chaleur les intérêts de son prince, selon les rencontres, il le sert de son épée ou de son esprit fertile en ressourcés ; il est rompu à la science des affaires, il s’entend à négocier un traité, une alliance, à débrouiller d’une main légère et déliée l’écheveau d’une intrigue politique. Et il n’est pas seulement le serviteur, mais le conseiller du prince ; il lui fait connaître les besoins et les doléances des peuples ; dans un langage sans fard et sans détours, il lui révèle la vérité, que lui déguisent trop souvent les flatteurs ; dans l’occasion, il sait même résister à ses caprices tyranniques et lui adresse de respectueuses remontrances, car, selon Castiglione, dans le mécanisme politique au principat de la renaissance, le bon cortegiano devait tenir la place du parlement. Enfin cet homme d’armes qui est un beau danseur, ce beau danseur qui est un helléniste, cet helléniste qui est un diplomate, ce diplomate qui est un austère conseiller, il est aussi philosophe, et, réjouissez-vous, baron, philosophe platonicien. Dans les heures où il s’appartient, faisant taire la voix des sens et le chant des sirènes, il rentre en lui-même, se retire dans les profondeurs de son âme, s’applique à y démêler ce rayon de lumière angélique que Dieu a mis en elle, et à la faveur de cette lumière il gravit tous les degrés de l’échelle platonique de l’amour, jusqu’à ce qu’il se plonge et se perde dans le sein de cette beauté ineffable et éternelle qui n’a ni degré, ni forme, ni figure, nuit divine, ténèbres lumineuses où il se sent mourir à lui-même de cette mort bienheureuse qui est la perfection de la vie… Et là-dessus, ajouta monseigneur Spinetta, la duchesse d’Urbin pria madonna Margherita et madonna Costanza de danser, et Barletta, musicien délectable, qui tenait toute la cour en fête, ayant commencé à jouer de ses instrumens, ces deux dames se prirent par la main et dansèrent une roegazze, au plaisir infini de tous les assistans… Ah ! monsieur le baron, dans ce temps-là on s’entendait à vivre.

— J’ai lu votre Castiglione et je l’ai goûté. Ce qui m’étonne, c’est qu’après s’être donné tant de peine pour élever son cortegiano, il dépêche en quelques lignes l’éducation de la dame de cour.

— Il en a usé comme votre Rousseau, qui, après avoir élevé son Émile, s’est contenté de dire à Sophie : « Voilà l’homme auquel il faut tâcher de plaire. » C’est tout dire en peu de mots. Une châtelaine à l’esprit inculte, pourvu qu’elle sût broder une écharpe et sourire, suffisait au bonheur d’un chevalier des temps gothiques. À notre cortegiano il faut une maîtresse moins naïve. Soyez sûr que cette Margherita et cette Costanza, qui dansaient si bien la roegazze,