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nous jasions comme deux pies borgnes, discourant non du Tasse, que nous avions réservé pour le dessert, mais, comme dit le proverbe, de toutes choses et de beaucoup d’autres. Oh ! le charmant monsignor ! C’est à Rome, messieurs, dans les rangs supérieurs de l’église, qu’il faut chercher la perfection exquise de l’aménité et tout ce que le commerce des hommes peut avoir de plus séduisant, et je vous jure que si j’avais le malheur d’être hérétique, je ne laisserais pas de souhaiter la conservation du haut clergé romain comme d’une grande école de manières et de politesse. Ce qui me frappa surtout, ce fut l’air de bonheur de cet aimable prélat, — un air de dimanche gras, comme dirait Mme de Sévigné. Une conscience toujours tranquille, sans être endormie, une intelligence active, mais que le doute n’inquiéta jamais, un esprit ouvert et étendu, mais qui s’est tracé à lui-même ses horizons et tient pour assuré qu’il n’y a rien au-delà, une situation commode à la fois et considérée, un cœur bienveillant qui jouit plus de la joie des autres qu’il ne souffre de leurs peines, parce qu’à beaucoup d’intérêt pour le prochain il joint beaucoup de facilité à le croire heureux, l’habitude de manier des âmes, ce qui est bien autre chose encore que de manier des écus, l’attachement pour l’église dominant tout sans rien exclure, une foi implicite dans ses destinées, la certitude que, quoi qu’il arrive, tout s’arrangera pour le mieux, certitude qui permet de sourire aux tempêtes, un respect infini pour les choses du ciel et une amitié indulgente pour les biens de la terre ; bref, le repos profond que donne la foi, assaisonné de tous les plaisirs permis et d’une foule de petites sensations agréables, voilà l’abbé Spinetta, et tout cela paraît sur sa figure. C’est à ce point qu’en évoquant par le souvenir cette figure dans mes heures de découragement et d’ennui, je me trouve bientôt déridé, et je répète ce que je me disais alors en déjeunant, que Rome est le lieu du monde où le bonheur est le plus heureux.

Quand nous eûmes pris le café, il tira de son secrétaire des cahiers noués avec des rubans roses : « Voilà, me dit-il, une biographie du Tasse qui sera bientôt sous presse ; mais ne craignez pas que je vous en fasse subir la lecture : je suis incapable d’une perfidie si noire. Je me contenterai de vous indiquer mon idée. Vous me direz ce que vous en pensez. » Mon idée ! mes idées ! c’est le mot favori de monseigneur Spinetta. Pardonnons à sa vanité d’auteur ce péché mignon… Puis, ayant serré quelques papiers dans ses grandes poches, il me conduisit tout au haut de Frascati, dans la fameuse villa Aldobrandini. Nous gagnâmes une immense avenue de chênes verts que bordent à droite et à gauche deux vergers d’oliviers en pente douce. Ces chênes séculaires, dont les branches nerveuses