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l’importance de ces plantations, qui menacent d’une sérieuse concurrence l’opium de l’Inde. Lors de l’ouverture de Han-kow, plusieurs maisons anglaises s’étaient empressées d’expédier dans ce port des cargaisons d’opium qu’elles espéraient vendre très avantageusement pour l’intérieur,de la Chine, dont l’accès leur avait été jusque-là fermé. Cette spéculation échoua. Le marché était pris par l’opium du Ssé-tchouen. Le gouvernement chinois s’est-il résigné à lever l’interdit qui frappait la culture du pavot, ou bien n’a-t-il plus la force nécessaire pour assurer dans cette région éloignée l’exécution de la loi ? On peut admettre l’une ou l’autre hypothèse. Quoi qu’il en soit, les Anglais n’ont plus le monopole de ce commerce de l’opium, qui a été l’objet de tant de malédictions philanthropiques : ils n’ont plus le privilège d’empoisonner les Chinois. Cela peut soulager leur conscience, mais au fond ils n’en sont pas plus satisfaits. Lors même que l’opium de l’Inde conserverait les marchés du littoral et continuerait à être plus recherché par les fumeurs des classes élevées, la concurrence intérieure aura probablement pour résultat d’amener une baisse de prix, et par suite une diminution des produits que le trésor indien retire de ce trafic. Un Anglais ne saurait donc voir avec indifférence ces nombreuses plantations de pavots qui couvrent dès à présent les plaines du Ssé-tchouen.

On a déjà prédit que l’Angleterre ne tarderait pas à venir acheter en Chine l’opium, qu’elle y vend aujourd’hui. Cette prédiction peut sembler étrange, et cependant, si l’on tient compte de l’habileté agricole des Chinois, du bas prix de leur main-d’œuvre, des facilités et de l’économie des transports, on ne peut douter que, s’ils adoptent définitivement la culture du pavot, ils ne réussissent à dominer le marché. Quant à la consommation de l’opium, elle s’accroît dans une proportion vraiment effrayante, surtout parmi les populations des villes. L’opium se fume publiquement au mépris des lois ; les mandarins et les lettrés ne prennent même plus la peine de dissimuler cette malheureuse passion, qui a envahi tous les rangs de la société et qui absorbe la majeure partie des salaires du peuple. Lorsque l’on a été témoin de l’ivresse abrutissante que produit l’opium et quand on a visité l’un de ces ignobles bouges où se débite la fatale drogue, on est bien obligé d’avouer que l’empereur Tao-Kouang avait raison de recourir aux moyens les plus énergiques et de ne pas reculer devant la guerre pour soustraire son peuple aux atteintes de cette contagion, importée par le commerce anglais. Il n’a pas réussi, pas plus que ne réussiraient en France et en Angleterre les efforts d’un gouvernement qui tenterait d’interdire ou seulement de modérer l’abus du tabac et des spiritueux. L’opium est devenu pour une portion de la nation chinoise une denrée de première