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crédule, à ce qu’il paraît, son seul tort était d’avoir laissé surprendre sa bonne foi par de hardis faussaires ; mais n’y faut-il pas regarder à deux fois avant de produire des pièces qui avilissent une grande renommée ? Quoi qu’il en soit, dans ce temps-là je m’occupais beaucoup du Tasse, je cherchais dans ses écrits le secret de sa destinée, j’avais même commencé de composer un mémoire que je n’achevai pas, tant cet esclandre me dégoûta de mon sujet. Indigné des libertés indécentes qu’on avait prises avec ce grand nom, je renonçai à mes recherches. — Désormais, me dis-je, raisonne qui voudra sur les malheurs du poète ; je me contenterai d’adorer son génie. Et j’ai tenu parole.

— Après tant d’années, lui dis-je, êtes-vous encore lié par ce serment téméraire ?

Il ne me répondit pas ; mais me montrant du doigt la statue d’Harpocrate : — Les anciens, reprit-il, ont fait du silence un dieu, et le Tasse lui-même l’a célébré comme un des attributs de la Divinité. Vous vous rappelez ce qu’il dit à la fin de son dialogue sur la Paix : Ce profond, ce doux, ce divin silence,… supérieur à toutes les harmonies, à tous les concerts des anges… Et à ces mots, étendant le bras vers les armoires vitrées : — Je me flatte, dit-il, de posséder tout ce qui s’est écrit d’important sur le Tasse. Tous mes livres sont à votre disposition…

Mais quand il sut que la lecture m’était interdite, il me regarda d’un air de tendre compassion, et ses beaux yeux glauques devinrent humides. — Vivre sans lire ! disait-il. Consentirais-je à vivre à ce prix ?

— Si vous étiez à ma place, repartis-je, il y aurait de la ressource, car vous trouveriez à vous occuper dans les galetas du Transtévère.

Il rougit beaucoup, et détournant la tête : — Les pauvres, dit-il, ne remplacent pas les livres, pas plus que les livres ne remplacent les pauvres. La vie complète est dans les vues de Dieu.

En ce moment, on vint nous interrompre, et comme je prenais congé : — Je regrette vivement, me dit-il, de n’avoir pu vous satisfaire. Heureusement le marquis Moroni est très répandu. Il n’aura pas de peine à vous aboucher avec quelque habile homme qui résoudra tous vos doutes. Si vous faites quelque découverte, soyez assez bon pour en venir conférer avec moi. Je serai toujours heureux de vous voir et de vous entendre. Et en parlant ainsi, son sourire exprimait à la fois beaucoup de bonté, une exquise aménité et une pointe d’ironie.

— Et là-dessus vous courûtes chez vous ? Dit Mme Roch.

— Point du tout, madame. Je m’acheminai très lentement au contraire et la tête basse vers la demeure de mon ami le marquis,